Pour Laurence Zigliara, en hommage amical

   Dans les littératures Sumérienne puis akkadienne, le héros légendaire Gilgamesh, roi de Kish, est devenu le centre de récits épiques colorés par la mythologie et recueillis dans une épopée en douze chants.

C’est dans le chant XI qu’on trouve, comme une pièce rapportée, l’un des récits mésopotamiens du déluge. Le Déluge est l'un des récits les plus connus de la Bible, inspiré de celui de « L'Épopée de Gilgamesh ». Les traces les plus anciennes de ce récit invitent à en faire remonter l’élaboration jusque vers 2300 avant notre ère, à une époque où Sumériens et Akkadiens vivaient en bonne entente dans la vallée de l’Euphrate. Les luttes de l’homme contre les eaux dévastatrices et les désastres causés, sont entrés dans la légende.

Les sociétés sumériennes de la basse Mésopotamie se regroupaient alors autour de leurs temples, faisant cité. Elles aimaient évoquer leurs origines comme pour justifier leurs institutions. La représentation de l’histoire enfouie dans la mémoire s’organisait tout naturellement avant et après le déluge. Avant le déluge, des listes royales de sept à dix noms, aux longévités extravagantes, représentaient symboliquement la continuité de l’histoire, depuis le jour où la royauté, d’origine divine bien entendu, était descendue sur la terre. Après le déluge, les récits changent, les souvenirs précis se mêlent peu à peu à une représentation plus conventionnelle des anciens temps. La légende est précisément ici , chez les peuples anciens, le « conservatoire des souvenirs historiques. » (2)

Cette littérature avait déjà pénétré en Canaan, après l’exil, quand Israël est entré à son tour dans l’histoire. C’est de ce temps qu’on date la tradition yahviste (Xe siècle) du Livre de la Genèse, comprenant en son début le mythe de la création : « au commencement… »

Si le mythe a la forme d’un récit historique, il renvoie bien plus à la relation de l'homme avec les forces cosmiques, et conséquemment avec la divinité, terrifiante, redoutable ou favorable. Les angoisses d'une humanité affrontée à son obscur destin s’y projettent dans des mises en scène dramatiques. Et puisque les frontières entre les forces cosmiques et le monde divin tendent à s’effacer, l'homme se voit entraîné dans les péripéties d'une « histoire des dieux » que la mythologie place « au commencement », c'est-à-dire en dehors de l’histoire, avant elle. En remontant vers le « commencement », « bereshit », la pensée s’efforce d'éclairer les traits généraux de l'aventure humaine.

Le plus connu des mythes est, à n’en pas douter, le poème babylonien de la création. « Enouma élish… » (« lorsqu’en haut »), premiers mots de l’aventure poétique écrite à la gloire du dieu national Mardouk. C'était le texte liturgique qu'on récitait au Nouvel-An dans le grand temple de Babylone : « Un esprit planait au-dessus des eaux ; il y déposa un œuf qui les fit féconder… » Le temps pouvait recommencer, à l'image du premier commencement.

L’épopée de Gilgamesh et le récit du déluge sont des légendes (3) comportant aussi leur part de mythe. Le roi de Kish, Gilgamesh, effrayé par la mort de son ami Enkidou, cher à son cœur, part en quête de l’immortalité. Gilgamesh part à la recherche d’Uta-napishti, un survivant du Déluge. Franchissant les portes du Soleil et les eaux de la Mort, Gilgamesh débarque sur une île paradisiaque où son ancêtre Ut-Napishtim lui indique le secret de la « plante de vie » ; mais la plante une fois conquise est dérobée au héros par un serpent. Reste à l’homme de se « faire un nom » dans l’histoire, puis mourir : destin irrévocable, sur lequel débouche la sagesse mésopotamienne.

Tout texte, histoire ou légende, doit être passé au crible de la critique textuelle, pour accéder à une vérité signifiante impossible à dire du seul point de vue scientifique, et impossible à transmettre sans le recours, le secours du mythe et du symbole.

Le désir de la perfection véhicule la tentation  d’atteindre l’infini, jusqu’à vouloir se faire Prométhée. « Vous serez comme des dieux », lit-on dans le Livre de la Genèse (Gn 3,5). Ce roi de Kish à la recherche de l’immortalité commence par être un roi cruel, très imbu de lui-même, qui maltraite sa population. Du coup, l’image de la finitude en l’homme, par quoi nous sommes appelés à nous différencier est jetée aux orties. Elle gêne. Elle semble nous éloigner de cette « image de Dieu » qu’a pourtant pour projet Yahvé (Gn 1,27). 

Les mythes et les légendes recourent à l’imaginaire qui éclaire l’aventure humaine. Ce roi de Kish a ses semblables aujourd’hui.

Gérard Leroy, le 3 février 2023

  1. L‘épopée de Gilgamesh, éditions Diane de Selliers
  2. cf. Pierre Grelot, « Homme qui es-tu ?, Cahier évangile n°4.ed. du Cerf.
  3. cf. Laurence Zigliara, Le vin, une boisson hors du commun, ed. Apogée, 2021, pp. 23-28.