Pour Edwige

Voici le Montparnasse, et voici la Rotonde.
Montparnasse nous accueille, comme il accueillit, au début du XXe siècle et peu après Montmartre, la belle et libre simplicité des peintres. Le Montparnasse est un village. Un village convivial et chaleureux, où il a plu de vivre aux faiseurs d'arts. Les cafés du carrefour Vavin jouxtent alors des ateliers juchés au-dessus de petites cours ou des jardinets. C'est le rendez-vous des poètes, des écrivains, des peintres, des sculpteurs, ainsi que des chansonniers. On y rencontre les exilés, Zatkine le Russe, Brancusi le Roumain, Aragon, Braque, Hemingway l'américain, le compositeur Stravinski, de Saint-Petersbourg, ou encore Utrillo quand celui-ci veut bien descendre de sa butte.

C'est avec des bouts d'allumettes qui leur servent de fusains que les peintres dessinent, et avec du marc de café qu'ils colorient, sur des nappes en papier que les poètes griffonnent. Les sculpteurs, eux, façonnent des traverses de métro dérobées sur des chantiers. On donne à ces artistes de drôles de noms : cubistes, fauves, dadaïstes, surréalistes...

Ils sont surtout libres, transgresseurs, passionnés, courageux, marginaux... Ils s'appelent Picasso, Modigliani, Apollinaire, Foujita... Picasso fredonne des balades andalouses en installant ses tréteaux; Modigliani entasse ses outils dans sa charrette-à-bras; Apollinaire disparaît dans une maison close; Foujita, sagement, prépare le thé. Ils échangent leurs oeuvres contre un plat chaud, ou pour offrir, un soir d'hiver, un asile amoureux à une passante. On les traite de fous.

À deux pas de là, à la Closerie des Lilas, Max Jacob raconte des histoires, Picasso recueille quelques flatteries, Apollinaire ânonne ses poèmes d'un ton monocorde, tandis qu'au Dôme, le peintre Pacsin dessine sur des nappes en papier des aquarelles avec de l'eau de Seltz et du marc de café.

À la Rotonde, les lampions ravivent les couleurs des femmes légères, tandis que l'orchestre invite à entrer dans la valse ou le tango lascif. Picasso vient boire un dernier verre, négocie une toile avec un ami, avant de rentrer chez lui, boulevard Raspail, tout près. Apollinaire s'amuse; Modigliani dessine sur un coin de table.

Cet homme est né dans le lit de ses parents, seul meuble que les huissiers n'avaient pas emporté. Les verres qu'il partage avec Utrillo, son compagnon de beuverie, sont des verres offerts par des clients. Cet enfant terrible règle sa pension en vendant des dessins qu'il réalise sur n'importe quel support. Moins d'une semaine après la mort de Modigliani, à l'âge de trente-six ans, le prix de ses oeuvres sur le marché a été multiplié par mille.

Foujita est son voisin, rue Delambre. Ce Japonais arbore une petite moustache en brosse que surplombent des yeux rieurs arrondis par de grosses lunettes sous une coiffure en bol. La silhouette de Foujita contraste avec celle de Guillaume Apollinaire, un peu lourde, surmontée par une tête en forme de poire habillée de sourcils circonflexes. Le Japonais de Montparnasse est en marge des marginaux: il ne boit que de l'eau ! Peut-être par provocation. Il aime venir ici, à La Rotonde, déguisé en pirate, en dompteur, ou en Hercule. On raconte qu'un soir il est agacé par l'insistance d'une femme du monde qui lui réclame un idéogramme sur son corsage. De guerre lasse, Foujita finit par s'exécuter... en japonais. Un peu plus tard la précieuse se fait traduire le texte qu'elle arbore fièrement. On lit sur son corsage: "Mon cul est plus gros que la lune !".


   Soutine, Chagall, Vidil Lucy, Braque, Vlaminck, Max Jacob, sans oublier Kiki, le modèle de ses messieurs, tous sont gravés dans la mémoire de Montparnasse pour avoir participé à sa gloire.

Dans les années 20, le propriétaire de la Rotonde est alors un certain Monsieur Maurice Libion. C'est une gloire de Montparnasse, du Montparnasse des artistes, des écrivains, mais aussi des amis. On sait Libion charitable. Il ferme toujours les yeux quand les peintres chapardent un quignon du pain qui dépasse de la miche. Et c'est Libion qui a le premier l'idée d'accrocher des tableaux aux murs de son café-restaurant. Il dit de ses artistes qui fréquentent son établissement : "Ils finiront par rendre mon café célèbre!"

C'est aujourd'hui, au cœur de Paris, la brasserie fréquentée des intellectuels et des artistes. Les Parisiens y croisent des gens venus du monde entier. Tous y apprécient la gastronomie autant que l'accueil chaleureux. Ce sont Gérard et Serge Tafanel qui assurent la prospérité de La Rotonde et accueillent tout ceux qui bavardent de Paris. Et savent apprécier le goût subtil de son cadre et sa cuisine.

De Montparnasse et de ces célèbres bistrots, on aime en être l'hôte, ne serait-ce que l'espace d'un soir qui nous mêle à l'histoire.

 

Gérard LEROY, le 10 mars 2008