Pour Paul Marco, en prolongement des conversations de notre groupe. Pour Bruno, Bertrand, Jean-Marie L., Roger A., Germain P, en hommage amical
C’est à l’effondrement d’un jeu de dominos que font penser les soulèvements successifs de quelques pays du Maghreb ou du Moyen-Orient. Les Tunisiens n’en ont pas fini de dénoncer la corruption dont ils ont été victimes et de crier leur soif de justice, que les Égyptiens réclament de pouvoir manger à leur faim, de faire usage de leurs compétences, de participer à l’espace public confisqué par un régime oligarchique, d’user enfin de leur liberté.
Impéritie et corruption ont planté le drapeau noir sur la marmite et désespéré la jeunesse. Sa réaction ne relève ni du raisonnement, ni de la dialectique, encore moins de la diplomatie, mais de la détresse. Et l’on sait que la détresse, comme le rappelait un jour Daniel Balavoine au Président Mitterrand, est mobilisatrice. La révolte est pour beaucoup le dernier recours pour obtenir du pain et de quoi l’acheter.
Quand la corruption gangrène sans espoir de guérison, c’est à l’amputation qu’il faut songer.
On ne s’étonne donc pas que les Tunisiens, qui ne supportaient plus ni les inégalités ni le chômage endémique, atteignant 60% à Sidi Bouzid, en viennent à parler de dignité retrouvée. Sans avenir, quel que fût leur bagage, parce que sans piston pour obtenir un emploi, cadenassés dans une vie quotidienne sans horizon, ces gens commencent à désespèrer de pouvoir fonder une famille et donner à leurs enfants autre chose qu’une vie qu’il leur faudra traverser comme une vallée de larmes.
Leurs leaders, vautrés dans le luxe, n’ouvrent leur tour d’ivoire qu’à des courtisans dont le maintien en grâce ne le doit qu’à leur obséquiosité envers leurs dirigeants.
Ces régimes corrompus ont négligé pendant des années le sort de leurs populations, ne réservant leur attention qu’à celui de leurs satrapes. Les voilà tout-à-coup bousculés par les victimes d’un désastre économique et social qui leur échappait puisqu’il ne concernait qu’une population de manants sans importance dont ils se croyaient les propriétaires.
On s’attend à des soulèvements analogues, au vu de tant de situations se révèlant au bord de la crise. Aussi, bien des dirigeants se sont empressés de freiner la révolte qui sourd.
Ainsi le gouvernement algérien, dont le pays est classé au 84è rang pour l’Indice de Développement Humain (1), a procédé à des importations de céréales et subventionné les denrées de base. Le drame de l’Algérie tient dans ce que le chômage frappe 25% de la population, la moitié des jeunes de 15-25 ans n’ayant pas de travail. De plus, on sait que douze millions d’Algériens vivent avec moins de l’équivalent de 300 $ par an, et qu’un tiers de la population est analphabète. La grande marche du 12 février, interdite comme à l’accoutumée, nous dira plus de ce qu’attendent les Algériens.
Le Maroc sera-t-il épargné par ce vent de révolte ? Rien n’est moins sûr. En dépit des réformes entreprises et réalisées par le nouveau roi Mohammed VI, les 32 millions de Marocains souffrent encore de beaucoup trop d’inégalités et du taux élevé de chômage. On subit encore au Maroc les conséquences du choix d’Hassan II de réserver l’éducation à l’élite, entraînant une augmentation de l’analphabétisme des Marocains dans les années 60. Le taux de scolarisation, au cours de l’année scolaire 1990-91 ne s’élevait au Maroc qu’à 67% de la population en âge d’être intégrée à l’école primaire, tandis l’Algérie et la Tunisie enregistraient une participation respectivement de 93 et 94 %. En 2005 le taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire n’atteignait au Maroc que 31%, et autour de 9% en université. Le faible niveau professoral et l’absentéisme important de nombreux enseignants à amené les élites à se tourner vers les établissements français. Résultat : près de la moitié de la population marocaine ne sait ni lire, ni écrire. L’analphabétisme des femmes atteindrait même 80% en milieu rural.
Les Jordaniens, subissant un chômage annoncé de 14 à 30%, ont déjà appelé à la démission de leur gouvernement. Le monarque Abdallah II a beau jouer avec habileté de la mosaïque culturelle et ethnique de son pays, une explosion économique n’est pas à écarter en même temps qu’une révolte contre la corruption là encore presque institutionnalisée.
Le Liban s’est débarrassé de l’armée syrienne et l’expression est libre. Mais le florilège de religions rend bien difficile une considération équitable des composantes. Pas moins de dix-huit communautés religieuses y sont établies, dont treize sont chrétiennes, quatre musulmanes et une juive. Le Président de la République —c’est la règle— est toujours un chrétien, le Premier Ministre un sunnite, et le Président du Parlement un chi’ite. Le confessionnalisme au Liban a entraîné une paralysie de l’État, l’inaptitude de la mentalité à gérer, et la déformation de l’approche de la religion. Depuis 2006, le chi’isme et son bras armé le Hezbollah, allié à Damas et à Téhéran, revendique un rôle plus important. Les crises politiques à répétition répugnent la jeunesse qui n’hésite pas à s’expatrier. Corruption et vie chère seront au ban des manifestations des 10 et 14 février.
La Libye pourrait-elle être le prochain domino du printemps arabe ? Le colonel Kadhafi, grand maître à bord, soutenu par une fidèle et indéfectible garde rapprochée, doit craindre suffisamment les troubles pour avoir suspendu le championnat de football. La manne pétrolière de ce pays (6ème producteur mondial) permet au pouvoir d’envisager des aides de toutes sortes pour acheter la population (dont 30% a moins de 15 ans) et conserver la paix sociale.
Les Syriens sont tenus par la main de fer de l’alaouite Bachar Al Assad, Président d’un pays de 21 millions d’habitants à majorité sunnite (le courant alaouite est une branche du chi’isme). Bachar Al Assad saisit la considération nouvelle que lui accordent les leaders occidentaux, assume son rôle de médiateur dans les contacts avec l’Iran ou même le Hezbollah, ce qui a fait sourciller Hosni Moubarak. Prudent, le Président syrien vient de créer un Fonds national d’Aide sociale de 189 millions d’€ en faveur des défavorisés, et il a investi pas moins de 10 milliards d’€ pour le développement humain dans le cadre d’un plan portant sur quatre ans.
Quel avenir peuvent espérer ces pays riverains du sud de la Méditerranée ? Bien malin qui se risquerait à un pronostic aujourd’hui. D’autant que l’on est légitimé à craindre des forces que l’on ne saurait estimer avec précision. En Tunisie, mais aussi en Égypte ainsi que dans d’autres pays du Moyen-Orient, les forces d’opposition d’inspiration islamique sont plus ou moins radicales, plus ou moins proches des principes des fondateurs de la Confrérie des Frères Musulmans, surtout de ceux de l’Égyptien Sayyid Qutb, dont la grande nouveauté par rapport au fondateur de la Confrérie, Hassan al Bana, résidait dans la justification du recours à la violence. Les Frères musulmans, fondés en 1928, rappelle Gilles Kepel, "disposent du réseau le plus dense en Egypte de relais sociaux, d'associations caritatives, et contrôlent dans les faits la plupart des ordres professionnels - médecins, ingénieurs, journalistes, etc."
Certains Frères ne se sont pas retenu récemment de dénoncer les accords qui lient Israël à son voisin. On est en droit de craindre, sans aller jusqu’à la certitude, qu’un régime islamiste au Caire s’allierait sans nul doute avec les cousins du Hamas implantés à Gaza.
En dépit de la répression exercée par Hosni Moubarak en Égypte, les forces islamiques sont présentes, influentes, renforcées par le retour de Rached Ghannouchi. Retenons cependant que les Frères musulmans égyptiens sont divisés sur les procédés : certains pencheraient pour une démocratie militaire transitoire, selon le modèle turc de l'AKP, d'autres restent attachés à la perspective de la réalisation d'un État théocratique, islamique. Ces Frères sont pris dans le courant salafiste qui règne en Arabie saoudite, moralement intransigeant, violemment antichrétien. L’AKP, modèle des Frères musulmans tunisiens, est imprégné de pragmatisme politique, guidé par le libéralisme économique, la sécularisation de l’État inaugurée par Atatürk, la nécessité de renforcer la diplomatie entre Orient et Occident.
Les pays qui composent le Grand Moyen-Orient, qui va de Rabat à Riyad, souffrent, dans leur ensemble, d’un retard économique, technique, militaire, reconnu. En s'efforçant d'expliciter la crise présente du monde arabo-musulman, on ne peut manquer de se pencher sur trois causes. Nous avons affaire à une crise du pouvoir, à une crise de la société, et, il faut bien l’avouer, à une crise du savoir. Tous les économistes partagent cette idée : la qualité du capital humain fait la croissance et le développement. Ou son contraire. Le désert culturel de cette immense région, et l’indigence du système éducatif, sont en grande partie responsables de l’immoralité régnante et de la dégradation du développement humain. Le Professeur Mohammed Arkoun ne condamnait-il pas cette situation en la désignant d’ “ignorance institutionnalisée”.
Gérard LEROY, le 5 février 2011
L’indice de développement humain (IDH) a été créé en 1990 par le Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD). Il résulte d’un calcul complexe où interviennent trois paramètres eux-mêmes calculés selon des critères précis. Le premier paramètre regroupe le chiffre correspondant à l’espérance de vie dans le pays, la santé, l’accès à l’eau, les logements, les soins médicaux; le deuxième relève le niveau d’éducation, la durée de scolarisation, la participation à la vie de l’entreprise et à la société; le troisième fait valoir le niveau de vie moyen, le PIB, le pouvoir d’achat, la mobilité, l’accès à la culture.
Cet indice se situe entre zéro et un. Voici quelques chiffres correspondant aux pays que nous venons d’évoquer :
L’IDH de la Libye, 6,5 M d’habitants, 33% de moins de 14 ans, la place au 53e rang des 169 pays répertoriés par la PNUD
L’ " " " Tunisie, 10,5 M d’habitants, 23% de moins de 14 ans, la place au 81e rang
L’ " " " Jordanie, 6 M d’habitants, 36% de moins de 14 ans, la place au 82e rang
L’ " " " Liban, 4 M d’habitants, 26% de moins de 14 ans, la place au 83e rang
L’ " " " Algérie, 36 M d’habitants, 25% de moins de 14 ans, la place au 84e rang
L’ " " " Syrie, 21 M d’habitants, 36% de moins de 14 ans, la place au 111e rang
L’ " " " Maroc, 32 M d’habitants, 29% de moins de 14 ans, la place au 114e rang
sources : FMI et CIA pour la population; PNUD pour l’IDH, rapporté par le journal La Croix du mardi 1er févreir 2011.
À titre comparatif, le 1er rang est occupé par la Norvège, avec un IDH de 0,938; la France est en 8ème position entre la Suède et la Suisse, avec un IDH de 0,961; les cinq derniers pays de la liste selon l’indice IDH sont le Mali, la République centrafricaine, la Sierra Leone, l’Afghanistan et le Niger.