Pour Dominique et Françoise Leviel, avec ma reconnaissance, en hommage amical,

   Notre présent est marqué par l’agressivité. La violence terroriste a débouché récemment sur une scène insoutenable : la décapitation de Samuel Paty. Cette violence n’a pas surgi brutalement. Elle était déjà prégnante sous le quinquennat précédent endeuillé par les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et contre l’Hyper Casher de la porte de Vincennes, puis par les attaques perpétrées au stade de France et au Bataclan.

La violence sociale, quant à elle, a explosé à l’automne 2018 à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes ».

Aujourd’hui, les manifestions grouillent un peu partout, au prétexte de la liberté d’expression, contre les mesures collectives destinées à contrer le variant delta du Covid 19. Au comportement inacceptable de certains policiers répond celui, inacceptable également, de certains manifestants. Le niveau de violence qui imprègne la société française reste dangereusement élevé. Est particulièrement visé le passe sanitaire. L’idée de  vaccination obligatoire fait son chemin, d’abord au profit – au détriment disent les anti-vax – du personnel hospitalier et des «personnes à risque», puis pour couvrir l’ensemble de la population. C’est le chiffon rouge qui excite l’ire des manifestants. Les plus enragés hurlent au totalitarisme, à la restriction des libertés publiques, au dévoiement de la démocratie, voire à la menace du nazisme.

Si dévoiement il y a, ce n’est pas celui de la démocratie, c’est, du côté des manifestants, celui de la liberté. Ces gens pensent épouser l’esprit de 1789. En se libérant du Trône et de l’autel, les révolutionnaires bourgeois de 1789 ont pensé acquérir définitivement la liberté ; et ils ont inscrit la liberté égale pour tous dans le marbre des principes, des Constitutions et des devises républicaines. Tels que les avait prodigués Périclès. On n’a rien inventé.

Mais, contrairement aux manifestants anti-vax, en gravant la liberté sur le fronton de nos édifices, les premiers penseurs de la modernité ne prétendaient pas, au nom de la liberté individuelle, s’affranchir des principes humanistes. Ces principes (respect d’autrui, tolérance mutuelle, autonomie de la conscience) sont nécessaires pour que l’égale liberté ne détruise pas la démocratie en provoquant la domination du plus fort, du plus rusé ou du plus cynique. Les manifestants d’aujourd’hui, en faisant de la liberté individuelle leur seul critère et l’argument suprême contre l’Etat, oublient que la complexité de la vie sociale, l’opposition des intérêts et les contradictions de la vie personnelle, transforment les principes les plus beaux en mots vides, pour ne pas dire en justification fallacieuse de leurs passions individuelles.

Du coup, en se libérant de la tutelle des rois et du clergé, la sensibilité culturelle sécularisée de notre modernité occidentale n’a pas pris garde aux contraintes insidieuses qui conditionnent aujourd'hui toute liberté individuelle. Les théologiens du Moyen-Âge désignaient ces appétits de jouissance, l’attrait pour le pouvoir, les « libidos », qui furent analysés en termes modernes par Marx, Nietzsche et Freud, les trois «maîtres du soupçon» comme les a qualifiés Paul Ricœur. Ces forces intérieures contraignantes sont ignorées par ceux qui s’appuient sur le principe de la liberté individuelle pour refuser de participer à la protection collective contre le virus. Au nom du respect de sa vie privée, on subordonne tout, y compris le tout qui nous comprend. On balaye d’un revers de main la responsabilité, la participation à la vie du groupe, l’engagement qu’il exige.

Ce dévoiement de la liberté renvoie à cette anecdote du passager qui fumait dans un train, répondant au contrôleur qui lui demandait d’éteindre son mégot : «je ne vous empêche pas de fumer, vous être libre de ne pas fumer, moi aussi, je suis libre». No comment.

 

Gérard Leroy, le 16 octobre 2021