Pour Pierre et Élias, avec mon affection
La mondialisation a creusé plus encore le fossé des inégalités. Certains ont vu leurs revenus stagner, voire baisser. Tandis que le numérique et la finance sont devenus dominants, le travail de leurs acteurs, ni plus ni moins que celui des soignants, n’est une source de reconnaissance. L’estime sociale glisse vers l’indifférence loin de l’estime de la contribution que ces gens apportent à la société.
En dépit du simplisme répandu, un travail n’est pas choisi que « pour gagner du fric ». Un travail, quel qu’il soit, participe au bien commun. Ignorer ce service rendu c’est risquer de réduire l’estime de soi. Un travail est aussi le lieu où peut se développer ou s’épanouir un talent, une compétence. « L’individu dépense à l’usine ce qu’il a de meilleur en lui, sa faculté de penser, de sentir, de se mouvoir » (S. Weil). Un travail, enfin, reçoit la reconnaissance de la société par le mode d’une rétribution, des honoraires ou un salaire.
La méritocratie a généré chez les gagnants de la mondialisation le sentiment qu’ils méritaient leur succès. Convaincus d’être plus talentueux que d’autres, ils pensent mériter les gratifications que le marché leur réserve, de sorte que les moins fortunés « n’avaient qu’à travailler à l’école » et n’ont plus qu’à se battre la coulpe pour avoir négligé les efforts exigés pour réussir. On comprend que ces derniers, rabaissés par ce jugement, éprouvent la colère qu’on retrouve à l’origine de bien des révoltes.
La méritocratie présuppose une notion très forte de la responsabilité individuelle. Le postulat est que c’est en travaillant dur qu’on mérite le succès. Pas autrement. L’idée selon laquelle la récompense s’adresse proportionnellement à la contribution n’est cependant pas à rejeter.
De plus en plus on plie sous le poids des diplômes. Et l’on note que les récompenses aux diplômes du supérieur écrasent celles qui auraient dues être attribuées au plus grand nombre des travailleurs. Si la productivité du travail a augmenté, elle n’a pas profité à la majorité des travailleurs manuels. La sur-valorisation des professions liées à un diplôme supérieur dénigre implicitement ceux qui ne le détiennent pas. Comme si le travail qu’accomplit un couvreur, un menuisier ou un plombier est une contribution moindre au bien commun. Ce préjugé déforme l’évaluation des rôles sociaux.
Le nivellement des inégalités ne consiste pas à envoyer tout le monde à l’université. En France, comme aux États-Unis, un tiers des adultes possède un diplôme universitaire. Si l’on est convaincu, au fond de soi, que pour acquérir l’estime, un respect social, avoir une « qualité de vie » à la hauteur de ses désirs, une vie au moins décente, subvenir aux besoins de sa famille, ça passe par l’obtention d’un diplôme universitaire, il faut souhaiter que l’universitaire, s’il pense en avoir les moyens intellectuels, se pose la question : cette exigence ne balaye-t-elle pas le respect qu’on doit à la majorité des citoyens ? D’où la question : comment respecter et rétribuer les métiers essentiels que la plupart des gens exercent sans être passés par l’université ?
Les individus ne sont pas propriétaires de ce qui leur est donné comme innéité. En revanche, les individus peuvent être crédités de l’usage qu’ils font de leur propres talents. J. Rawls reconnaît qu’on ne mérite pas nos talents mais que l’éducation, les conditions de vie, mais aussi la chance, comptent beaucoup dans la réussite. Cet argument suffit à rejeter la vision libérale selon laquelle ceux qui gagnent beaucoup d’argent le méritent et ne peuvent pas être taxés.
Si je ne suis pas propriétaire, mais détenteur de mes talents, que puis-je, que dois-je faire de ceux que je détiens et que j’ai développés ? Voilà comment se pose la question dans la parabole (Mt 25, 14-30), et qui entraîne la question de la justice fondée sur une nouvelle conception du bien. Comment mes talents peuvent être partagés, avec qui, dans quel but et à quelle fin ultime ?
Gérard Leroy, le 16 avril 2021