Pour Antoine Fayet, Dominique Leviel, Yves Giorello, en hommage amical
Dans l’Église catholique les distances dans le domaine de la morale entre les dispositions officielles du Magistère et les réflexions de chacun ne sont pas d’hier. Souvenons-nous de l’encyclique Humanae vitae, en 1968 quand des catholiques ont commencé à prendre leur distance avec le texte. Aujourd’hui, notamment dans le domaine des conduites sexuelles, les prélats préfèrent rester discrets après les dérives avérées de quelques clercs.
Le Magistère est apprécié dans certaines de ses prises de position, dans le domaine de la morale ou sociale. Ainsi, les interventions de Jean-Paul II en faveur des droits de l'homme.
Il y a une grande diversité de réceptions des textes magistériels. Le peuple chrétien, plus libre que jadis, ne se culpabilise plus d’examiner de façon critique le travail du Magistère ?
Qu’est-ce que le Magistère ? Selon l’expression devenue classique, il désigne le pape et les évêques dans leurs fonctions d’enseignement.
La morale, d’un point de vue chrétien, a radicalement une fonction ecclésiale. L’effort moral est perçu comme le fruit de la liberté de l’esprit de chacun à reconnaître sa participation à la communauté ecclésiale. L’agir éthique chrétien, parce que don de l’Esprit, « eccésialise » en quelque sorte le monde. L’agir chrétien cherche à vérifier sa qualité éthique dans la communion ecclésiale.
Il importe donc de ne pas donner aux Magistère plus de place qu'il ne s’en donne lui-même. Tous les collectifs institués sont naturellement prompts à l’abus de pouvoir. À vouloir être une super-Église à l’intérieur de l’Église, le Magistère risque de se placer au-dessus de la Parole de Dieu ; or, sa vocation est d’être une activité réceptrice de l’Esprit au service du Verbe (1 Co, 1, 17), de « se laisser mener par l’Esprit » (Ga 5, 16), et n’exercer sa tâche qu’en dialogue avec le reste du peuple de Dieu.
La liberté d'expression des églises locales s’est agrandie. La créativité théologique, celle des théologies de la libération élaborées en Amérique latine, en est une éclatante illustration. Pas facile pour le Magistère de se mettre à l'écoute d’un discours théologique élaboré à partir d'une expérience sociale et chrétienne radicalement différente de celle de l’Église d’Occident, ne serait-ce qu’au niveau des découvertes scientifiques qui ouvrent des champs d'action nouveaux. Pensons aux découvertes biologiques qui imposent la dissociation des fonctions relationnelle, érotique, et procréatrice de la sexualité. Pensons aux progrès du diagnostic génétique, aux recherches sur la fission nucléaire, au développement de l’informatique, aux nouveaux modes de communication et à ses applications dans les réseaux sociaux. Le présent du monde ne peut qu'interpeller le Magistère, qui ne peut plus se contenter de répéter les solutions normatives du passé.
La tentation de la vie morale est de se fermer sur elle-même, de se laisser aller à la violence des choix arbitraires pour éviter, comme le soulignait Emmanuel Levinas, de se laisser inquiéter par le mystère de l’Autre. Le peuple chrétien a une chance privilégiée pour se laisser dés-installer par l’autre. Accueillir la parole du Magistère ce n'est ni se démettre de ses responsabilités, ni même se soumettre passivement, mais tenter d’actualiser sa fidélité à la parole de Dieu.
Il arrive que la conscience commande de transgresser un interdit magistériel, soit pour sauvegarder des valeurs qui paraissent plus fondamentales, soit parce que cet interdit paraît erroné. On a alors affaire à ce qu’on appelle une « objection de conscience ». À la façon de la philosophe Simone Weil qui refusait l’idée que les dogmes puissent s’imposer à l’intelligence. « Les dogmes ne sont pas des choses à affirmer, mais à regarder avec une certaine distance, avec attention, respect et amour, écrivait-elle à un religieux. Le théologien Karl Rahner disait un jour que les dogmes « sont comme des réverbères. Ils éclairent le chemin de ceux qui avancent. Il n’y a que les ivrognes pour s’y accrocher ! ». L’ Église peut demander qu’on leur accorde attention, non exiger qu’on y adhère.
La compétence du magistère ne porte pas sur la décision du chrétien dans sa solitude irréductible devant Dieu. Elle porte sur le rappel prophétique des fondements de la vie morale. Le Magistère doit se faire le veilleur du respect de l’autre, le dénonciateur de toute exploitation de l'homme par l’homme, conformément aux exigences de la parole. Le Magistère doit contribuer à révéler à l’homme le sens de sa propre existence (cf. Gaudium et Spes, n° 41).
L'Église ne dicte pas mais accompagne l'intelligence que l'homme a de lui-même et de son action dans le monde, à travers des problèmes concrets, en recourant aux sciences humaines. La compétence du Magistère n'est pas meilleure que celle d’autres instances non chrétiennes qui cherchent à discerner les meilleurs chemins pour humaniser l’homme. Comme toutes les instances, le Magistère peut être soumis à l’emprise des idéologies.
Certaines exigences éthiques du Magistère causent un vrai malaise. Face à un texte il convient de distinguer l’assentiment à donner aux conclusions et celui à donner aux arguments. Ainsi la conclusion des textes sur l’avortement déclare que « le respect de la vie de l’être en gestation est l’une des premières valeurs de l’existence humaine ». Soit. Mais l’argumentation s’avère insuffisante tant qu’elle évite la question principielle : « L’embryon est-il une personne ? ».
Il nous faut donc retrousser les manches, rechercher le dialogue avec l’autorité ecclésiale et avec la communauté, en acceptant une certaine contrainte intellectuelle sérieuse pour détecter les éventuelles positions idéologiques qui nous animent. Restons humbles si l’on s’est trompé, de même que lorsqu’on croit être du côté de la vérité.
Gérard Leroy, le 14 mai 2021