Pour Aymeric Janier, en hommage amical
La notion de régime autoritaire a été abordée dans les années 1930-40 par quelques intellectuels dont George Orwell, Simone Weil, Jacques Maritain ou André Gide.
Leurs analyses lucides ont ouvert l’investigation historique. En 1939, une première théorie philosophique du totalitarisme met l’accent sur le rôle des masses. Douze ans plus tard Hannah Arendt (1) tente « de conceptualiser à l’extrême les composantes du régime totalitaire dans la tradition de l’étude systématique des régimes politiques d’Aristote à Montesquieu et Tocqueville » (Paul Ricœur).
L’interprétation méthodique du nazisme et du stalinisme oblige à une révision des catégories politiques traditionnelles. Hannah Arendt perçoit dans le totalitarisme une dégradation de la forme politique d’État-nation, véhiculant l’antisémitisme et la montée de l’impérialisme au XIXe siècle. Sont pleinement totalitaires, aux yeux d’Arendt, le régime stalinien après 1930 et le régime d’Hitler à partir de 1939. La domination de ce (ces) régime repose sur la terreur et l’idéologie, ainsi que sur le bannissement de toute communauté. Ce qui est visé est l’institutionnalisation du système concentrationnaire où se réalise le projet d’éradication de la diversité humaine, et l’extermination de la mémoire des victimes.
Une approche politologique de 1956 analyse le totalitarisme comme une forme de domination politique résultant de facteurs présents à la fois dans le communisme et le national-socialisme : l’idéologie de l’État est impérative, soutenue par un parti de masse dirigée par un chef contrôleur des institutions de l’État, l’instauration du monopole des instruments de violence et des communications, avec, en pourboire, la terreur policière et la direction centrale de l’économie.
L’ensemble de ces facteurs, affinés, est devenu un modèle de référence de la science politique.
L'empreinte d’Arendt se retrouve dans les recherches de Raymond Aron, lequel dévoile des similitudes incontestables entre le totalitarisme soviétique et celui du régime national-socialiste. Reste qu’il reconnaît une disparité qui tient au fait que le régime nazi n'a pas eu le temps de se développer comme le régime soviétique.
L'idéal humanitaire du totalitarisme se fonde sur l'édification d'une société nouvelle, d'une part, et d'autre part sur la volonté proprement démoniaque de construire une pseudo-race. « Monstrueux Hitler et Staline, l’un trahissait ses idées par ses crimes, l’autre les appliquait. » La terreur stalinienne semble parfaitement irrationnelle tout comme l’est l'extermination des juifs dans le national-socialisme. Ces phénomènes se dérobent à la compréhension.
Le spécialiste Claude Lefort analyse le phénomène totalitaire comme le fait majeur de notre temps. Quel projet, pour lui, anime le totalitarisme ? Celui d'une société qui s'instituerait sans division, disposerait de la maîtrise de son organisation ? Lefort dégage l'idéal fantasmatique auquel aspire ce type historique inédit. Toute frontière est abolie. Est ainsi affirmée l'image d'une totalité sociale, sans antagonismes ni altérité ; aucune hétérogénéité ne doit pouvoir venir fissurer ce régime. L’originalité du totalitarisme tient à la condensation qui s'opère entre le principe du pouvoir, le principe de la loi, et le principe de la connaissance. Le pouvoir totalitaire pousse jusqu'à son terme sa logique d'autosuffisance en s’assujettissant les critères du juste et du vrai.
La matrice idéologique repose sur les images combinées du « pouvoir-Un » et du « peuple-Un » qui forment le grand « Nous » communiste dont l'organe dirigeant est, selon la formule de Soljenitsyne, L’égocrate.
Le totalitarisme apparaît finalement comme un envers de la démocratie qui cède à l’illusion d’une sorte d’union de l'un et du même. Qu'on parle de totalitarisme au singulier ou au pluriel on imagine mal qu'on puisse se passer de cet instrument d’intelligibilité pour comprendre des systèmes de domination qui tendent à l’indistinction du pouvoir et de la société, instaurant une idéologie obligatoire et usent de la terreur à une échelle inédite jusqu'à aujourd’hui.
Gérard Leroy, le 29 novembre 2024
(1) Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 3 volumes (Antisemitism, Imperialism, Totalitarianism),trad. française Calmann Lévy 1973, réunis en un seul volume, Paris, Gallimard, 2002 ; voir aussi Le système totalitaire, Le Seuil 1972 ; L’Impérialisme, Fayard 1982.