Pour Marie et Edwige, que j’embrasse paternellement

   Disons-le d’entrée, l’ouvrage de l’américaine Siri Hustvedt paru chez Actes Sud cette année, Mirages de la certitude, est passionnant. Cet essai portant sur la problématique corps/esprit remet en cause l’opposition qu’on a coutume de dresser entre le corps et l’esprit.

« C’est dans tes gènes ! » Ce cliché, qui tend à expliquer un tempérament, nous a peu à peu conditionnés à penser que ce qu’il y avait dans nos particules nous déterminaient. 

Les gênes dessineraient nos réactions, nos pensées et notre comportement. Laissant à peu près de côté une éventuelle interaction avec la culture de notre temps. Si les gênes participent au schéma, alors gênes et culture font partie de cette métaphore qu’on nomme le « câblage », ce câblage qui explique pourquoi nous ne risquons pas de devenir automatiquement anarchistes quand bien même nos parents nous auraient transmis l’art de la subversion contre l’autorité de l’État. Ces observations ne justifieraient-elles pas la vraisemblabilité de l’hypothèse qui considère l’interaction avec l’expérience culturelle ? 

Serions-nous « câblés » par la biologie ? Les processus biologiques n’impliquent-ils pas nécessairement qu’ils soient congénitaux, innés ou déterminés ? 

Le philosophe Merleau-Ponty ouvrait un débat qui n’en a pas fini d’être ré-examiné : suis-je un corps ? ou ai-je un corps ? L’expérience est celle d’un individu, corporel, et s’inscrit donc dans un corps. L’expérience devient même ce corps. À moins que n’existe une sphère distincte, l’esprit, qui flotte au-dessus du corps et du cerveau et stocke l’expérience dans une poche mentale distincte, à l’intérieur et au-delà de notre matière grise. Les lettres de l’alphabet et les mots qu’elles forment, les nombres et leurs équations, les lois et les règles, ne sont pas biologiques. Ce sont des abstractions, voire des symboles. Mais une fois entrés en nous, in-corporés, ils deviennent une partie de notre mémoire, ce qui implique, à tout le moins, des processus physiologiques. J’ai appris à faire du vélo et maintenant mon corps a intégré ce processus, se rappelant comment me maintenir en équilibre sans avoir à repasser l’apprentissage des instructions préalables à la pratique du vélo. J’ai appris à lire et désormais je me dispense du déchiffrage des lettres quand j’ouvre un livre. La signification des mots fait désormais partie de ma réalité physiologique.

Un neurologue anglais mort au début du XXe siècle distinguait la cause de destruction de la parole de la localisation de celle-ci, et reliait le langage aux autres fonctions cérébrales. Pour lui, le système nerveux était un organe du mouvement, et il trouvait ridicule l’idée d’une géographie du cerveau comportant des régions neuro-anatomiques délimitées.

Il semble qu’il existe, dans le cerveau, des spécialisations. Mais aucune de ces spécialisations n’est isolée et, de surcroît, jamais statique. La connectivité synaptique est immense. Aujourd’hui, nous affirme Siri Hustvedt, le nombre d’études concernant les relations entre régions proches et régions distantes du cerveau s’est considérablement développée. Les publications sur la connectivité dépassent désormais celle des publications sur les activations elles-mêmes.

Une grande partie de la cartographie cérébrale s’intéresse à la ségrégation fonctionnelle et à la localisation des fonctions. L’erreur consisterait donc à considérer les fonctions mentales comme des phénomènes devant être directement corrélés à la structure organique du cerveau, sans analyse physiologique intermédiaire. La réduction automatique —la loyauté par exemple— serait réduite, sans médiation, à des zones circonscrites ou étendues du cerveau. Or, le cerveau n’est pas un puzzle, avec une pièce pour la loyauté, une autre pour la mémoire, et encore une autre pour la sexualité, au côté de celles assignées à la violence, à la sensibilité, à l’angoisse etc. Le cerveau humain est, à l’intérieur du corps, un organe dynamique qui demeure en interaction continuelle avec ce qui se trouve au-delà de ce corps. Autrement dit, le cerveau ne peut être considéré isolément mais en relation avec ce qui se trouve au-delà de lui, en quoi et à travers quoi il fonctionne.  

 

Gérard LEROY, le 30 juillet 2018