Pour Alain Monnier, en hommage amical

   Quand Paul Ricœur écrit : « se comprendre devant un texte c’est recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture » qu'entend-il par le mot « moi » ? La subjectivité propre de l’humain, ici et maintenant.

L’approche de chacun de la réalité traduit la conscience qu’il en a. Cette approche compte désormais autant que l’approche objective. Ce transfert a été favorisé par le déplacement progressif du statut de la vérité.

Il y a moins d’un demi-siècle il n’était pas rare de s’entendre reprocher de n’être pas « objectif ». Comme il était fréquent qu’un auditeur interrompt un orateur pour lui demander « d‘où il parlait » afin de déceler l’engagement de ce dernier au principe de son propos et le dénoncer aussitôt pour « manque d’objectivité ». Voilà encore un demi-siècle, l’ « opinion » obéissait à un certain consensus. On acceptait alors tout ce qui advient comme naturel ; on admettait la finitude, on consentait à la passivité devant la naissance, la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort. Le progrès scientifique a permis d’amoindrir les servitudes. En usant de procédés qu’alors on s’interdisait, on a amoindri les contraintes. Ce fut le cas, par exemple, avec l’utilisation privée des pompes à morphine. Plutôt que de subir la réalité nous parvenions à la maîtriser pour la soumettre. La raison passait ainsi progressivement de la soumission au réel à la conscience et à la responsabilité de notre histoire. Aujourd’hui les pratiques sur le vivant traduisent la diversité de points de vues, sur l’homme, sur la vie, sur le monde, et aujourd’hui sur la mort. L’idée que nous nous faisons du monde et de l’homme dépend de la couleur de nos propres lentilles.

Les médias sont le plus à même de questionner le « moi » et ses transformations, comme celle, au XXe siècle, qui s’est interrogée sur l’inconscient.

Le « moi » s’exprime particulièrement dans l’imaginaire qui se développe aujourd’hui dans les réseaux sociaux, offrant à quelques officines de cultiver le négationnisme ou le complotisme. L’imaginaire trouve son terrain de prédilection dans les médias (cf Russia Today), les communications politiques (le Kremlin en est le parangon), bref dans toutes les logosphères dont usent à l’envi les complotistes et les révisionnistes, avec des représentations, des préjugés érigés en vérités dont on fait des systèmes plus ou moins rationalisés, avec une couverture intellectuelle pour faire avaler les couleuvres.

Que connaissons-nous du monde ? Nous n’en savons rien. Et pourtant on ne se prive pas de le juger. La marge est encore plus importante qui sépare ce que nous connaissons de ce qui est à connaître. Nous ne connaissons du monde que l’idée qu’en forme notre conscience. Toute connaissance n’étant, selon Merleau-Ponty, que « l’auto-exploration de la conscience réflexive ». On peut envoyer le monde au diable !

Tel est le propre de la phénoménologie, « la science de ce qui apparaît à la conscience ». Peu chaut au phénoménologue de définir le chien en sa nature même. En revanche, il est indéniable qu’à sa conscience apparaît un chien et que c’est cet apparaître qui le préoccupe. Surtout si le chien lui saute à la figure !

Ici s’ouvre une difficulté : les perceptions des uns et des autres étant différentes, comment prétendre à l’universalisation de l’une d’elles ? Chacun ayant a priori, et sur toutes choses —sur le juste et sur l’injuste, le vrai et le faux, le bien et le mal—, son opinion, sa petite idée, chacun voudrait que son idée soit universelle, et donc que la réalité y soit soumise. Chacun aspire à ce que SA vérité s’impose comme LA vérité.

Remarquons l’incohérence de ce discours. Nous aspirons à l’universalisme et nous radions l'idée de vérité, sans laquelle, notons-le, l’universel n'existe plus. Nous courons vers ce que nous refusons. Que dire alors de la vérité ? Y a-t-il une vérité ? Ou chacun peut-il prétendre faire de la sienne le paradigme de la représentation du monde, que suggérait Luigi Pirandello dans l’une de ses pièces, « À chacun sa vérité » ?

Y a-t-il une vérité ? La réponse est simple. Celui qui prétend que la vérité n’est pas concède en même temps que la vérité est. Car en effet, si la vérité n’est pas, ceci du moins est vrai que la vérité n’est pas. Et s’il y a quelques chose de vrai, nécessairement la vérité est.

 

Gérard Leroy, le 8 juin 2023