Ancien étudiant du P. Geffré à la Catho, notre perception commune de la pluralité culturelle et religieuse nous a rapprochés, jusqu’à partager notre amitié au sein de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix. Je tiens le dominicain Claude Geffré comme l’un des penseurs ayant le plus influencé l’évolution de la pensée théologique au XXe siècle.
Le P. Geffré a d’abord été recteur des facultés dominicaines du Saulchoir puis professeur à l’Institut Catholique de Paris, directeur du cycle des études du doctorat en théologie, avant de prendre la direction de l’École biblique et archéologique de Jérusalem, tout cela en dirigeant, pendant plus de vingt ans, la prestigieuse collection Cogitatio fidei aux éditions du Cerf.
Très tôt, le P. Geffré a été animé de la conscience lucide des orientations et des enjeux du Concile, soucieux de proposer l’accès à l’Événement fondateur en procédant à une interprétation actualisée des textes qui le relatent. Le P. Geffré a montré que le récit de l’Évangile ne fait pas mémoire d'une histoire close, mais que c'est tout le vécu humain qui est appelé à trouver dans l'Évangile son centre d'universelle ré-interprétation.
Tout en restant fidèle à une histoire transmise depuis les premiers témoins, la théologie doit en même temps être habitée du souci d’adapter son discours à son temps. Parler, n’est-ce pas dire quelque chose à quelqu’un ? Le moyen de répondre à cette exigence c’est d’articuler ensemble une herméneutique de la Parole de Dieu et une herméneutique de l’existence humaine présente, à orienter vers un avenir neuf.
Le dialogue interreligieux était au cœur de la théologie de Claude Geffré qui est devenu l’un des experts qui faisait autorité en la matière. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait esquissé une théologie interreligieuse qui, sans falsifier la singularité chrétienne, la ré-interprète à la lumière d’un savoir nouveau sur les traditions religieuses qui, comme le dit le document Nostra ætate, tient compte des semences de vérité que ces traditions portent en elles.
Comment concilier l’unicité de la médiation du Christ dans le plan de salut de Dieu et la volonté divine de salut universel ? Telle était la question qui se profilait à l’horizon de la recherche de Claude Geffré. On sait que le christianisme a longtemps revendiqué une place centrale dans la galaxie des religions, regardant tournoyer autour de lui les autres religions comme des satellites en attente de rejoindre le noyau. Cette vision ptoléméenne ne tient pas. Le christianisme ne peut pas être l’astre central. Pas plus qu'une autre religion d’ailleurs. Où mettrait-on le mystère de Dieu ? Aucune religion ne peut se substituer à Dieu sans le soustraire de sa foi et se dénier. Le dialogue entre les religions est donc apparu comme le grand défi posé à la théologie chrétienne au XXIe siècle, conduisant à une meilleure intelligence de la foi chrétienne.
Ceci ne remet pas en cause, insistait Geffré, l’unicité de la médiation du Christ. Il s’agit au contraire de reconnaître la nature christique et exclusivement christique, de la grâce, et non lui assigner un propriétaire temporel. Voudrait-on s’arroger le droit de répartition de la grâce et le monopole de la distribution ? Coca-Cola distribue ses boissons où bon lui chante. Le christianisme ne distribue pas la grâce à son gré. Le christianisme n’est pas aiguilleur du ciel ! Tout simplement parce que le christianisme n’est pas le Christ.
S’il revient au théologien de justifier la foi chrétienne, c’est en rendant justice à la foi des autres. Ce qu’a bien montré l’ouvrage de Claude Geffré De Babel à Pentecôte, paru aux éditions du Cerf en 2006.
Son dernier ouvrage, paru en octobre 2012 sous le titre Le christianisme comme religion de l’Évangile, au Cerf, témoigne des progrès accomplis dans ce sens, au prix d’une tâche dont le volume impressionne. Dans cet ouvrage, qui qualifie le christianisme de “religion de l’Évangile”, Claude Geffré ne disqualifie pas les autres religions. L’unique Sauveur du monde, celui-là seul par qui passe la grâce, n’entraîne pas, ipso facto, l’absolutisation du christianisme auquel il serait erroné de confondre l’universalité du Mystère du Christ.
Dans un numéro de La Vie Jean-Claude Guillebaud parlant de cet ouvrage écrivait qu’il était “posé tel une lampe à huile dans l’aveuglante obscurité médiatique”, ajoutant que son auteur, faisait montre d’une liberté d’esprit et de parole dont les textes, érudits, ne manquent pas de communiquer sa ferveur. L’ouvrage revient avec force et profondeur, sur les questions les plus brûlantes. Du relativisme à la violence sacrée ; du pluralisme religieux à la pertinence évangélique; des rapports du christianisme à l’islam ou au bouddhisme ; des liens entre foi et connaissance : sur toutes ces questions, Geffré dénoue des contradictions, ouvre des issues dans des débats médiatiques qui semblent désespérément fermés. "Le lire, c’est souffler, et déjà respirer mieux."
Gérard LEROY, le 9 février 2017