Pour Véronique Schürr, en hommage amical

      Difficile de saisir et d’interpréter les derniers jours de la Passion sans l’empathie qui la relie à notre existence même. Peut-on imaginer le jeudi saint sans passer par l’expérience tout humaine du Christ ? Son angoisse se rapporte à notre angoisse propre, lui devant sa mort imminente et nous devant la nôtre à venir. C’est à ce stade qu’on regarde sa Résurrection qui éclaire la nôtre.

À la façon de l’athlète qui mouille le maillot, le communiant dont parle Péguy « mouille à la grâce » quand il ouvre ses mains pour accueillir le corps du Christ. Nous envahit alors ce sentiment étrange dès qu’on a balbutié un « Amen » qui nous dépasse et nous transcende. 

Que fait le juif Jésus, condamné, en attendant son arrestation ? Il rassemble ses disciples pour un repas, spécial, une sorte d’anticipation cultuelle de sa mort annoncée. Ce repas est un repas d’institution d’une alliance nouvelle, et ceci en donnant un sens nouveau, inattendu, au pain et au vin qu’il partage, comme un chef de famille.

« Manger du pain » c’est « prendre un repas ». La base de la nourriture sur les bords du lac de Tibériade est faite de pain et de poisson du lac. Dans l’imaginaire galiléen, le pain est rapproché de la pierre sur laquelle il cuit. Le pain est associé à la vie, la pierre à l’inertie. Dans la synagogue de Capharnaüm Jésus déclare qu’il est « le pain de vie (...), celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité » (Jn 6, 35-51). Aujourd’hui plus d’un milliard d’individus identifient la personne du Messie et le pain eucharistique.

Quant au vin, à l’époque, il n’est pas d’usage quotidien. C’est la boisson de la fête. À la différence de son cousin Jean-Baptiste, Jésus boit du vin (Mt 11, 19; 9, 17; Jn 2, 3.9.10). Le « vin nouveau » marque une nouvelle Alliance entre Dieu et les hommes, et devient symbole des temps messianiques, du temps où Dieu doit venir. Mais avant de boire le vin dans le Royaume de Dieu le catholique s’abreuvera de vin devenu, par la volonté de Dieu, le sang du Christ répandu pour les hommes. Voilà ce qu’opère ce dîner, cette Cène, ce dîner du soir, qu’ont magnifiquement représenté les peintres vénitiens.  

L’eucharistie c’est en quelque sorte le viatique pour celui qui la reçoit. L’annonce du Christ déclarant « Ceci est mon corps » n’est pas une simple métaphore. Si notre langue n’est certes pas rougie par le sang de la chair, le corps du Christ que nous mangeons et son sang que nous buvons restent cependant « véritablement » son corps, l’intégrité de ce qu’il a vécu en tant qu’histoire, en tant que « Fils de l’homme », en tant que corps.

L’Eucharistie est un repas. Un repas partagé. Car s’instaure une relation essentielle dans l’acte eucharistique. Mais le « symbolisme » et le « repas partagé » sont comme en fond du mystère de la « présence réelle », de la consistance de Celui-là qui se donne à manger.

Par sa volonté de se faire homme, Dieu vient nous rejoindre et partager l’histoire, la nôtre. Le Christ, Homme-Dieu, s’est ainsi manifesté comme à la fois l’absolument concret et l’absolument universel, qui partage notre humanité et qui « meut le soleil et les étoiles » (S. Weil).

 

Gérard Leroy, le 2 avril 2020