Pour Maryline et sa petite famille que j’embrasse

   Dans les années 70, on parlait beaucoup du phénomène de « déchristianisation, qu’on distinguait du mot « sécularisation ». Les sociologues qui se sont penchés sur ce phénomène n’ont pas manqué de s’arrêter sur ce qui s’impose en amont, à savoir la christianisation, dont la naïveté des peintures murales des églises du Xe siècle donnait le ton.

La large entreprise de christianisation des populations à surtout été déclenchée par la Réforme protestante et par la contre-réforme catholique. Le Professeur Jean Delumeau, qui vient de nous quitter, a observé la multiplication des missions catholiques et la vaste diffusion d'une pastorale « dramatique » qui portait surtout sur le péché, culpabilisant, tandis qu’on nous martelait que notre nature humaine était inéluctablement pècheresse. Allez vous sentir lavé, douché, purifié de tout péché quand vous savez que vous allez remettre ça à peine sorti du confessionnal ! 

Les murs des églises italiennes, de Toscane ou de Rome vous font voir toutes les couleurs de l’enfer, la dureté des jugements, le sort des damnés. Pas besoin d’effets spéciaux, l’horreur est là, devant vos yeux. C’était, pensait-on, le seul moyen de susciter des conversions. J. Delumeau, dans « Le christianisme entre Luther et Voltaire », pose la question : « l’ « âge d’or » du christianisme médiéval ne serait-il pas une légende ? ». La christianisation n'avait alors pas les mêmes effets psychologiques qu’aujourd’hui. Dans La peur en Occident, en 1978, J. Delumeau a montré que la civilisation occidentale avait été traversée, entre le XIVe et le XVIIe siècle, par une angoisse collective, nourrie par les épidémies, les conflits politiques et religieux, la menace ottomane, sans parler des conditions de vie misérables et de la mortalité. Dans ce contexte très sombre, la « pastorale de la peur » était utile parce qu'elle substituait à une angoisse diffuse une série de peurs théologiques. Contre la peur de la mort, on ne pouvait pas grand-chose, mais contre le diable, le péché, l'enfer, avec l'aide de l'Église, on se sentait armé. De ce point de vue, la « pastorale de la peur » se présentait comme une « médication héroïque », rude, mais, dans une société soumise à des contraintes de fer et aux effets psychologiques dévastateurs, une médication tout de même, écartant le vide, les esprits errants et la mort.

Nos éducateurs, nos parents ont développé une éducation basée sur la peur, et nos bons prêtres une pastorale de la peur, seul moyen, d’après tous ces gens, pour que les marmots que nous étions filent droit. À l’adolescence, nos mentalités étaient imprégnées de l’idée qu’on trimbalait une épée de Damoclès au dessus de la crinière et l’on était tout formaté pour confondre le martinet qui nous avait quitté avec l’enfer qui nous attendait. 

Parvenant à l’âge adulte, en même temps que commençait à éclore la civilisation des loisirs, la possibilité de s’émanciper par rapport à la loi morale, de satisfaire sur-le-champ les désirs qui nous traversaient, l’abandon de la patience d’être en même temps que la course effrénée vers la satisfaction immédiate et boulimique de nos désirs, nous avons jeté aux orties tout ce qui, auparavant, s’apparentait à la contrainte. Tout manifestait alors la montée de l’esprit critique, qui va dans le sens de l’affirmation de soi, de la subjectivité, de la liberté de conscience, de la distance prise par rapport aux autorités, par rapport aux explications religieuses concernant la vie morale, les choix de conscience, l’usage de la liberté personnelle. L’autonomie devenait la marque des sociétés modernes. L’adhésion à une religion commençait à se dispenser de la validation de l’institution. Chacun prenait désormais le chemin qui lui plaisait. 

Le facteur de déchristianisation ne tiendrait-il pas à la tiédeur de l’opinion. L’opinion, dont s’empare par hasard M. Tout-le-Monde, c’est la raison d’un peuple impétueux et inexpérimenté, qui n’en est que plus présomptueux dans ses jugements et plus catégorique dans ses volontés.

Somme toute, la déchristianisation de l’Occident s’est forgée, moins sur une critique de la religion, que développaient pourtant les nihilistes à la suite de Nietzsche, ou les marxistes, que sur le bien-être qu’on éprouvait à se délester des contraintes et de la peur. 

Le constat que l’on fait aujourd’hui nous apprend qu’on n’entame pas une christianisation par une approche métaphysique ou absolutiste de la vérité, visant à convaincre le premier venu que Dieu existe. Et même en s’aidant de St Anselme de Canterbury et de Thomas d’Aquin, à quoi parvient-on sinon à faire peur en présentant un Dieu « Tout-puissant » dont on a ôté la « puissance d’amour ». Si l’évangélisation veut aujourd’hui partager la bonne nouvelle, il lui faut s’équiper de l’esprit de Pentecôte et, à la manière des apôtres, interroger les interlocuteurs en les pressant : « Savez-vous ce qui s’est passé, à Jérusalem, pendant la semaine de la préparation de la Pâque ? Vous ne savez pas ? Il faut que j’vous raconte » …

 

Gérard Leroy, le 23 mai 2020