Pour Bernard Schürr, en hommage amical

     L’échange entre philosophes et théologiens, sur la question du sens et de la vérité, de la démaîtrise du sujet et la quête de l’altérité, caractérise l’exercice de leurs disciplines, qui se   penchent sur l'opacité des sociétés sécularisées que beaucoup d’observateurs, sociologues ou philosophes politiques observent comme une utopie dont on vérifie de plus en plus les limites et même les perversions. Nous sommes en quête d’une culture qui témoigne d’une aspiration à une alternative, et pourquoi pas à une transcendance.

L’État moderne avait l'ambition d'assurer une existence sociale pacifiée. Or, le pouvoir politique continue d’engendrer malgré lui bien des conflits. Le pouvoir politique aurait-il besoin d'une légitimation quasi religieuse, comme la Race, la Nation, le parti ou la classe ? Nos sociétés contemporaines sont en quête d'une alternative, témoignant d’une absence cruelle de valeurs transcendantes qui fonctionnent comme catalyseur d’un vivre ensemble harmonieux d'une société. À cet égard, les réflexions de Paul Ricoeur sur le lien nécessaire entre l'éthique et le politique, sur le rapport mutuel entre l'ordre de la justice et celui de la charité constituent un lieu majeur de dialogue entre philosophes et théologiens.

Les sociétés modernes sont des masses  opaques renforçant l’anonymat des individus. Si notre société doit accepter de vivre avec ses composantes, il lui faut reconnaître son inaptitude à faire place à une altérité qu'elle ne se donne plus. Ceci pose la question de la maîtrise du sujet humain. Or il est très instructif pour le théologien d'observer qu'il y a tout un courant de la phénoménologie française qui, après Edmond Husserl et Heidegger, insiste sur la démaîtrise du sujet et l’ouverture à un sens originaire reçu. Or, le sujet humain n’est pas le maître du sens. Il en est le questionneur.

À partir de l'entreprise tout à fait originale de Levinas, mais aussi de Michel Henri et de Jean Luc Marion, on a cru pouvoir parler du tournant théologique de la phénoménologie française. Ce courant typiquement français manifeste que la théologie et la phénoménologie sont loin d'avoir épuisé leurs possibilités de rencontre. Il y a comme une convergence entre cette thématique philosophique de la donation gratuite et tout un courant de la théologie moderne qui insiste sur la non nécessité mondaine anthropologique et sociale de Dieu. Dieu doit être pensé sous le signe de la gratuité. « Dieu vient de Dieu ». Il est à la fois non-nécessaire et plus que nécessaire, pour le dire comme le théologien protestant E. Jüngel.

En continuant cet inventaire de l'espace du pensable commun aux philosophes et au théologien, on ne peut passer sous silence l'énigme du mal qui est aussi l'énigme de l’Histoire. « L'incarnation inouïe de la violence humaine dont notre cruel XXIe siècle est le témoin, confirme la fragilité de la conscience et de la raison laissées à elles-mêmes alors que nous sommes très fiers de l'explicitation et de la codification des droits de l’homme » (C. Geffré). Il y a loin entre les impératifs théoriques d'une éthique des droits de l'homme qui tend à devenir l'ethos commun de l'honnête homme, et l’engendrement précaire d’un nouvel « ordre mondial » qui soit sous le signe de la justice et du respect dû à chacun.

Nous avons aujourd’hui une connaissance instantanée du sort fait aux victimes innocentes. Cette sur-information a des effets ambigus. Elle peut conduire à la banalisation du mal dont parlait Hannah Arendt. Mais elle peut aussi entretenir une réelle capacité d'indignation dans l'opinion publique, ce qu’appelait Stéphane Heissel. Il reste que la capacité d'indignation ne s'accompagne pas nécessairement d'une réelle capacité de discernement moral, qui distingue le bien et le mal.

Notre situation historique manifeste l'urgence d'une fécondation mutuelle d’une éthique séculière et d'une éthique religieuse qui se réclame d’un fondement absolu révélé dans la Torah — « chaque visage est l’Horeb d’où procède la voix qui interdit le meurtre » (E. Lévinas)— et dans les Écritures chrétiennes. C'est dans le domaine de l'éthique que l'on constate une fécondation mutuelle du logos philosophique et du logos biblique. Si généralement l'indignation devant l’injustifiable conduit au rejet de l'existence de Dieu, l'œuvre inclassable d’Emmanuel Lévinas nous persuade que c’est devant le visage d’autrui, surtout si cet autre est souffrant, que l’homme découvre sa responsabilité éthique et peut discerner la trace d’un infiniment Autre. Ainsi l'expérience éthique peut-être un espace de transcendance. Cet Autre infiniment Autre ne sera pas le dieu de l’onto-théo-logie de Heidegger mais le Dieu mystérieux avec lequel Job entre en procès. Job ignore le lien entre la responsabilité et le malheur mais il continue d’aimer. Pour rien. Elie Wiesel le rejoint quand il dit : « je suis parfois pour Dieu, souvent contre lui, et pourtant jamais sans lui. »

L'énigme du mal c'est finalement l’énigme de l'histoire humaine, son caractère « inscrutable » disait Ricoeur. Le trait commun à la philosophie et à la théologie est là, dans l’égal soupçon à l'égard des reconstructions historiques qui prétendraient dire le sens de l’Histoire. Elles font preuve de la même modestie, pour ne pas dire du même aveu d’impuissance.

 

Gérard Leroy, le 28 mai 2021