Pour Pierre Launay, en hommage affectueux

   La montée progressive des mouvements dits « populistes » nous conduit à les discerner. Abraham Lincoln définissait la démocratie comme « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Ainsi surgit l’idée de souveraineté populaire, le peuple n'ayant finalement de compte à rendre qu'à lui-même et ne reconnaissant pas d'autre référence supérieure ou transcendante par rapport à lui-même que lui (1). 

Est-il possible au peuple de se gouverner lui-même ? Si le peuple ne le peut, il lui faut déléguer ce gouvernement à des représentants. Comment ? Pour combien de temps ? Quelle marge de liberté et d'initiative donner à ces représentants ? Quel « peuple » les désigne ? Des gens expérimentés ? Tout le monde ? Les populismes font appel au peuple, mais à quel peuple ? À quelles catégories sociales s'adresse-t-on ? 

Certains populismes vont jeter le soupçon sur la représentation dite « populaire ». La pratique de votes législatifs réguliers est pourtant un signe que le « peuple » garde le primat sur ses délégués et qu'il peut les remplacer. Les populismes envahissent aujourd’hui la scène politique européenne et rassemblent d'assez larges minorités. Parce qu’ils sont eux-mêmes divers, il convient de distinguer des populismes de droite et des populismes de gauche.

Ils ont d’abord en commun de dénoncer le fait que le peuple soit dépouillé de la possibilité de se gouverner lui-même, que les décisions importantes le concernant soient prises par de grands groupes internationaux, ou par « Bruxelles », fantôme toujours agité par les propagandes anti-européennes. Le peuple se verrait soumis à des puissances obscures, hétéronomes, donc non contrôlées.

Ensuite, ces populismes opposent le « vrai » peuple à des élites qui le trahissent en prétendant savoir mieux que lui quel est son bien. Les élites ? des experts, des technocrates, des politiciens perpétuels, indéracinables.

Ce qui distingue ces deux populismes, à mon observation, c’est que celui qui se revendique de gauche dénonce « l'illusion du consensus » démocratique, à cause des oppositions fondamentales irréductibles. On trouve son inspiration chez le constitutionnaliste allemand (et pro-nazi) Carl Schmitt, qui prétend qu'il faut transformer les antagonismes selon les perspectives d'une démocratie de combat. Car il n'y a pas de compromis possibles entre ennemis, et toute recherche de communication dialoguante, selon les perspectives de Jürgen Habermas, est une capitulation devant des oppositions irréductibles. Qui sont les ennemis ? Les paradis fiscaux, les multinationales, le monde de la finance (cf. François Hollande au Bourget le 22/1/2012). Entre « ces gens-là » et le peuple, aucun consensus n’est possible, mais plutôt une sorte de lutte des classes nouvelle manière. Reste donc à fédérer toutes les victimes supposées (ou réelles) du « système », à encourager toutes les manifestations même violentes de mécontentement (2).

Les populismes de droite, eux, s'inspirent d'un même dualisme tout aussi manichéen, qu’on retrouve chez certains philosophes français. Le populisme de droite prétend que les élites méprisent le peuple, le font passer pour « idiot », comme déjà Platon identifiait la multitude à la médiocrité. Ces courants populistes critiquent l'individualisme moderne et défendent les valeurs de la famille, de l'entreprise, de la vie civique contre des élites qui valorisent « le terrorisme du despotisme de la raison …» (C. Delsol). Les élites imposent ainsi un idéal abstrait, effaçant les traditions religieuses et culturelles au profit d'un anonymat destructeur. Dans le sillage de Joseph de Maistre, ce populisme s'insurge contre les Lumières ou celles d'une raison devenue folle par son déracinement, son mépris pour les traditions, le passé, là où le peuple trouve sa raison d'être. Ce populisme ne se veut pas antidémocratique : il affirme au contraire que ce sont les élites, i.e. les intellectuels, les médias, les écologistes, les gauchistes, qui méprisent les « milieux populaires », au lieu d'écouter leurs revendications et d'honorer leurs attentes.

Ces deux formes de populisme, dont les présupposés sont carrément antinomiques malgré un même soupçon sur les élites, s'appuient sur le « jeu » entre représenté (le peuple, d’où le référendum d'initiative citoyenne) et représentants (les élites). 

À nous de choisir ? L’enjeu n’est pas binaire. Je renvoie à la lettre du pape François, Gaudate et exultate, qui dépasse ce manichéisme simpliste qui n’a de révolutionnaire que le mot. 

 

Gérard Leroy, le 16 novembre 2019

 

(1) cf. Au Ve s. av. J.-C. la démocratie de Périclès, reposait sur 3 principes : l’égalité devant la Loi, la participation de tous à l’organisation et à la gestion de la cité, la liberté d’opinion.

(2) cf. Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Aubier Montaigne, 1971.