Pour Jean-Pierre et Danielle Janier, en hommage amical
Veillons à ne pas nous laisser happer par le temps des choses où tout va trop vite, pour reprendre le temps de raconter, d’interroger avec l’authenticité que réclame la réponse. C’est en se racontant que l’on se reconnaît. Le désir qu’a l’homme de se raconter traduit la quête de sa singularité. Comme identité dynamique, l’identité narrative n’épuise cependant pas l’ipséité du sujet.
Villon, Les Beatles, Léo Ferré, ou Barbara, ont chanté le temps ; d’autres le content, au cœur d’une intrigue que le temps suspend, surprend. L’unité du temps, respectée au théâtre jusqu’à l’apparition de l’absurde, peut elle-même être une figure de l’espérance, que nous ne possédons pas. La Bible elle-même, à travers une grande diversité de genres, nous invite et nous initie à un rapport spécifique au temps.
Ainsi que le remarque Paul Ricœur, les Récits et les Lois dans la tradition deutéronomique sont enchevêtrés, au principe des prescriptions de la Torah rattachées à des événements que rapportent, par exemple, le Lévitique ou le Livre des Rois. On est ici dans le temps d’une antériorité irrévocable, d’un ordre du monde toujours déjà donné, où le présent est ainsi nourri et augmenté par cet éternel passé qui fait le temps légendaire, épique ou classique. Tel est le temps du récit, jusque dans les grands romans.
Il n’y a pas que le récit. L’irruption du message prophétique opère une fracture dans la structure temporelle de la tradition. Le prophète vitupère contre un désordre qui contrarie de dessin de Dieu pour les hommes, de sorte que la prophétie consiste moins dans une prévision que dans la proclamation d’une rupture de l’ordre de l’alliance. Le prophète est cette « sentinelle de l’imminence » écrivait Ricœur, de l’imminence du terrible qui frappe à la porte. Le prophète rappelle des promesses oubliées, et fait resurgir une espérance première, une visée plus radicale que toutes les règles admises et vécues par le peuple comme une coutume, un modus vivendi. Et même quand le genre prophétique, virant à l’apocalypse, sort du monde, c’est pour libérer un potentiel d’espérance, révéler un au-delà de la finitude.
Les écrits sapientiaux, les Proverbes, Job, l’Ecclésiaste, s’attachent au temps ordinaire qui ne se raconte pas. Les fables et maximes de la vie quotidienne, qui se rapportent aux soins du quotidien, comme au soin du monde, loin de mépriser les petits arrangements du savoir-vivre, développent un sens du présent, celui de la solidarité, de la charité qui n’attend rien en retour. Elles véhiculent encore la sempiternelle plainte. Et si à chaque jour suffit sa peine, cette attitude peut aussi se convertir, dans celle de la louange et de la gratitude, de sorte que « le monde soit », dans l’aujourd’hui de l’hymne. On est ici dans la logique de la surabondance. Tout est simplement donné. À ne rien espérer tout est offert par surcroît.
Le récit, la promesse, le pardon, chacun de ces genres déploie une manière spécifique de moduler le temps, chacun de ces genres à son rythme. Dans un temps où la synchronisation obligée de nos vies risque d’aplatir les temps, de le dissoudre dans nos agendas encombrés, la diversité des textes bibliques brise nos cadres temporels, « nous ouvre un temps feuilleté » (Olivier Abel). La lecture suspend notre temps ordinaire pour ouvrir en nous d’autres temporalités. Elle désoriente notre subjectivité ordinaire pour nous donner un temps élargi, d’autres manières d’être nous-mêmes. « Se comprendre, c’est se comprendre devant un texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture » (1).
Gérard Leroy, le 27 juillet 2023
1) cf. Paul Ricœur, Temps et Récit ; et Penser la Bible, Le Seuil.