Pour Suzanne Zahredine, avec mon affection
Confrontés à la saturation de la capacité des lits de réanimation, l’on se demande si l’on n’a pas sacrifié des vies qui n’iraient guère plus loin ? D’autres s’interrogent, si l’on a été contraint d'abandonner certains malades, sur la dimension économique du choix. A-t-on opté pour le choix le moins coûteux ? Toute valeur n’est pas transposable en termes monétaires. On admet donc difficilement une dialectique qui poserait face à face la perte économique engendrée par le confinement et ce qu’on estime être la valeur —économique ?— des vies humaines.
Le bien commun comprend tout le monde, y compris les personnes âgées, que certains se retiennent d’appeler « usagées ».
Le calcul utilitariste des coûts, qu’on brandit parfois comme absolu, ne prend pas en compte la question morale des obligations que nous avons envers les autres, nos ancêtres, et celle du « lien de civilisation » qui s’établit entre les générations. La santé est un bien, pas nécessairement une valeur, et devrait subordonner, en dépit de leur importance, les considérations économiques. Doit subsister le sens de la responsabilité qu’une génération plus jeune et vigoureuse éprouve pour une autre plus fragile. D’autre part, la pandémie a mis en lumière l’importance des soignants, en particulier le salaire de certaines catégories qui ne bénéficient pas d’une rétribution et d'une reconnaissance à la hauteur de leur contribution. Si nous voulons bien porter un regard sur la valorisation insuffisante de ces métiers, c’est que nous raisonnons indépendamment du verdict du marché.
En 1968, peu avant son assassinat, Martin Luther King s’était rendu dans le Tennessee pour soutenir les éboueurs qui faisaient grève. Leur travail, avait-il affirmé, est aussi important que celui des physiciens ou des médecins, car s’ils s’abstiennent de le faire c’est toute la communauté qui risque d’en pâtir sur le plan sanitaire.
Son argument était doublement fondé. Sur la justice, d’abord —ils méritent un salaire honorable— mais aussi sur l'éthique de la contribution. Je connais deux métiers que tout un chacun, en Occident, a été, est, ou sera amené à rencontrer : l’instituteur et l’infirmière. Ils s’inscrivent dans la catégorie des travailleurs essentiels. Une politique du bien commun ne doit pas s’aventurer à accepter le verdict du marché pour dire ce que vaut un métier.
Nous avons besoin d’une délibération sur les fins de la vie commune pour évaluer la nature des contributions de chacun à ses fins. Nous sommes tous embarqués sur un même bateau. Le bien commun relève de la délibération civique et nécessite une argumentation philosophique.
Tout travail requiert de la compétence, de l’expérience, des qualités physiques, intellectuelles, bref un peu de talent à mettre au service d’un groupe humain, qu’on soit musicien, boulanger, médecin, clown, couturière ou ingénieur, contrôleur ou amuseur public. Si le groupe humain « récolte » les fruits de ce travail, celui qui le fournit bénéficie de la reconnaissance de ceux auxquels il a apporté ses talents. Un merci peut suffire, un compliment peut réjouir, tout comme les applaudissements sociaux (« ça ne mange pas de pain » dira-t-on).
Il reste que le service rendu, qui a exigé de l’énergie, du temps, un savoir-faire, des études conditionnant la compétence, le sens de la responsabilité, peut-être même des sacrifices, tout cela appelle une rétribution, à la hauteur du service rendu et de l’investissement nécessaire à son accomplissement. La rétribution est le signe de reconnaissance qu’est en droit d’attendre celui ou celle qui a offert ses services. Pense-t-on que la confiance perdure quand un employeur se contente d’un merci ?
La revalorisation des salaires est une manière de « reconnaissance » de l’importance de l’activité, et de son impact sur la société. Souhaitons pour elles et eux qui nous aident à guérir comme à mourir, que leur importance soit rétablie en haut de la pile des revendications en attente.
Gérard Leroy, le 10 décembre 2020