Pour le frère Hugo-Marie Perez, fraternellement

Pour Bernard Ibal, de même ! 

   À l’instar de Hans Urs von Balthasar ou de Claude Geffré qui, tous deux, aimaient à souligner que la théologie n’a de sens que si elle prend en considération l’histoire, nous pensons que la théologie a pour l’une de ses vocations de déchiffrer le sens des Écritures en vue d’éclairer l’expérience historique et culturelle de l’homme d’aujourd’hui. C’est dire que le message chrétien doit aller au-devant des expériences révélatrices que nos contemporains peuvent déjà connaître dans le quotidien de leur existence. 

Reconnaissant d’emblée que nous ne sommes pas maîtres du sens, mais seulement ses « questionnneurs », nous reconnaissons dans le même temps que nous sommes précédés par un sens venu d’ailleurs qui ne relève pas de la seule immanence de la conscience de chacun. Comme aimait dire Paul Ricœur, « je suis toujours disciple du sens ». Manière de dire que nous sommes toujours précédés par cette énigme qu’est le don « extraordinaire » de la vie. Dans les expériences de contingence absolue, cela conduit certains à la révolte. Mais cela peut aussi nous inviter à l’action de grâces et à l’émerveillement devant un don gratuit envers lequel nous sommes les heureux débiteurs, solidaires de ceux que la vie ne comble pas autant. 

Dans le domaine des relations interpersonnelles, nous pouvons découvrir que l’événement de la rencontre n’est pas un pur irrationnel. Il est en lui-même cristallisateur de sens. Il change la compréhension que chacun a de soi et génère en chacun des possibilités d’existence inédites. 

Portant jusqu’au bout l’examen de notre expérience, reconnaissons que toute parole qui nous advient, gratuitement, est sans doute la meilleure pierre d’attente pour poser la question d’une parole transcendante venue d’ailleurs. Pour reprendre une distinction chère à Emmanuel Lévinas, l’être humain ne se définit pas seulement par le besoin et la satisfaction de ses besoins (à l’encontre de l’approche marxiste de l’histoire) (1), mais par le désir et le dépassement de son désir. Il n’y a d’amour véritable que si l’Autre est envisagé comme sujet et non comme un objet de consommation. Il est alors permis de parler d’une conversion du besoin en désir qui peut être le lieu d’une expérience de l’Autre comme autre, générateur de joie (2). 

La quête des indices de transcendance témoigne de l’humain véritable qui fait l’expérience de la culture au sens fort, c’est-à-dire du domaine de ce qui vaut dans sa différence avec la sphère somme toute superficielle de l’avoir et du pouvoir, c’est-à-dire de l’économique et du politique. 

L’art n’est pas à négliger ; comme lieu de transcendance il invite à faire l’expérience du beau. Cette expérience s’enracine dans ce qui fait la singularité de l’humain véritable, à savoir la capacité symbolique placée sous le signe de la gratuité. Nous faisons l’expérience du gratuit comme quelque chose de plus que nécessaire. C’est du gratuit que naît l’échec de toutes les logiques du monde qui ne sont pourtant pas sans raison. 

La littérature contemporaine aussi nous invite à nous pencher sur des figures de transcendance, ainsi que nous y convie le poète Yves Bonnefoy qui médite sur l’incarnation d’une présence mystérieuse dans les choses mortelles et témoigne d’une quête d’absolu, de transcendance et d’éternité dans l’instant fugitif.

La culture artistique comme lieu de transcendance, comprend bien évidemment le cinéma qui nous fait pressentir l’auto-transcendance de l’homme au moment où les formes stéréotypées du sacré religieux sont souvent traitées de manière folklorique. Le vrai sacré se grave sur les visages de l’homme et de la femme transfigurés par l’intensité de la passion, comme ont su le montrer les Bergmann, Wim Wenders, et tant d’autres qui réussissent à capter le secret profond de l’être humain, là où se joue le mystère d’une liberté affrontée à la grâce et qui nous livre une vision impitoyable de la haine, mais qui en même temps nous suggère la rédemption de l’inhumain par l’amour.

 

Gérard Leroy, le 9 septembre 2019

  1. cf. Karl Marx, L‘idéologie allemande, Éditions sociales. L’auteur établit la base de l’histoire sur le besoin et la satisfaction, justifiant la création des forces productives en lesquelles se fonde la coopération des hommes.
  2. Lire à ce sujet les belles pages 81 et ss de Bernard Ibal, Le paradoxe du bonheur, Éditions Salvator 2018.