Pour Christel Perrin, en hommage affectueux

   À force de se demander dans quel monde nous vivons, retenant d’avouer que par négligence, fainéantise ou lâcheté nous n’y sommes évidemment pour rien, nous devrions d’abord reconnaître une chose oubliée, c’est l’incertitude de notre destin humain. L’angoisse. A-t-on le souvenir d’avoir jamais connu autant de risques, à l’horizon desquels se profile la généralisation de la guerre favorisée par la détention des armes nucléaires.

Ce monde qu’il nous faut affronter est apparemment chaotique. Il esquisse la reproduction du chaos originel, comme la conjugaison de forces de destruction que l’Égypte ancienne, bien plus avancée que nous, confiait à sa déesse Mâat de combattre. Les anciens Grecs prétendaient que le cosmos est l’enfant du chaos, d’un désordre immense. Mais c’est sur ce tohu bohu qu’au dessus de l’abîme le souffle de Dieu a plané au-dessus des eaux, et que la lumière fut (cf Gn 1, 1-2). Le chaos peut donc être aussi charpentier.

Nous avons besoin de comprendre notre situation que notre intelligence artificielle restera incapable de résoudre, pour la traiter, la maîtriser, la corriger si nécessaire.

Bien d’accord avec Edgar Morin, l’ennemi c’est la haine. Peut-on prendre position, même faire la guerre sans haïr l’ennemi ? Il y eut des combattants qui ont haï le nazisme sans haïr l’ennemi. Le défi est d’éviter l’idée fausse qu’on a affaire à des monstres, ou des sous-hommes. Le déni des autres nous conduit à des actes ignobles. Ce que la thèse du moraliste Xavier Thévenot a défendu avec vigueur, appelant « l'Eglise à avoir en premier lieu une parole d'écoute à l'égard de ceux qui sont rejetés ». Comme les gazaouis aujourd’hui. Emmanuel Lévinas lui-même soulignait que l’exigence éthique ne peut s’envisager quand l’autre est enfermé dans la sphère du même.

C’est dès le plus jeune âge que les enfants doivent apprendre cette capacité de maîtrise pour ne pas succomber à la haine. Elle doit pouvoir être écartée de tous les conflits, d’où qu’ils viennent.

Toute injonction —électorale !— à prendre parti, doit nous conduire avant-tout à relativiser le parti qu’on pourrait prendre contre l’autre au profit du souci humain. 

Répondons à tous ceux qui appellent à un début de compréhension mutuelle, non seulement entre Israël et Palestine, mais entre Français partisans de l’un et de l’autre peuple, sans abandonner une juste cause à l’oubli.

Les intellectuels aujourd’hui ont une tâche difficile, qui ne s’est peut-être jamais présentée dans l’histoire de la culture. La complexité du réel s’inscrit dans la mission de l’intellectuel d’aujourd’hui, de penser, d’affronter la complexité et de la dire. On assiste hélas à une érosion des intellectuels. De là vient le manque de jugement des « penseurs professionnels » dans la sphère des affaires humaines.

La jeunesse ? Elle doit penser au salut de l’humanité dont ils font partie. La planète est menacée par la dégradation de l’environnement.  La civilisation elle-même est menacée. Elle a oublié que la philosophie, la poésie et la littérature sont des moyens de connaissances, de soi, de l’autre, de la nature et du rapport qu’ont les hommes ou qu’il doivent avoir et développer avec la nature dont la philosophie aide à saisir la nature. Il y a un effort à faire pour comprendre la nature de la nature.

Tout va mal ? C’est ce qu’on se dit à longueur de journée. Mais il ne suffit pas de se dire intellectuellement que les choses se dégradent, mais que l’improbable peut toujours arriver, que nous en soyons un acteur ou que nous n’en soyons pas même le moindre partenaire.

Le pain est sur la planche. Pour être partagé. Après qu’il ait été pétri. 

 

Gérard Leroy, le 3 mai 2024