Pour Alix et Élias, avec mon affection
L’Etre et le Néant (1943) avait transposé certains thèmes heideggeriens sous la forme d’une analyse de l’existence humaine. Après la guerre la vague « existentialiste » put apparaître comme une vulgarisation de l’ouvrage de Martin Heidegger, Etre et Temps (1927). Filiation superficielle, vite démentie : alors que Sartre vient de prononcer sa célèbre conférence L’existentialisme est un humanisme (1945), Heidegger souligne, dans la Lettre sur l’humanisme (1946), que son entreprise n’a rien à voir ni avec l’existentialisme, ni avec un quelconque humanisme ; au contraire lui apparaît-il nécessaire d’ébranler cette valorisation de l’humain comme « maître et possesseur de la nature » au règne contemporain de la technique, caractéristique de la modernité. La rupture était ainsi consommée avec Sartre qui s’orienta dès lors vers Marx pour se nourrir de l’une des sources de son inspiration. Quelque chose semblait donc ainsi s’être brisé. Cette génération de 1950 a mis en place le dispositif de réhabilitation intellectuelle dont Heidegger a bénéficié de la part de la France. Heidegger est suspendu d’enseignement par les autorités alliées d’occupation. Il reçoit dès 1945 la visite d’intellectuels comme Edgar Morin, Jean Beaufret. En 1955, Heidegger prononce à Cerisy (Somme) la conférence Qu’est-ce que la philosophie ? Laquelle eut pour effet d’assurer son retour sur la scène internationale.
La génération de 1960 des intellectuels, comme Foucault (né en 1927), est celle qui a connu le rapport Khrouchtchev, qui commence à problématiser un certain marxisme, de manière moins ambiguë que chez Sartre, « compagnon de route » du marxisme. La naissance du gauchisme marqua la recherche d’une critique plus radicale des sociétés démocratiques et des valeurs occidentales. Or, une telle critique, englobant une mise en cause de la société de consommation, va se faire valoir également au plan intellectuel : l’idée se fait jour que le marxisme est devenu un économisme, alors que les progrès de l’économie ne libèrent pas l’homme de l’aliénation par la consommation et par l’idéologie. Dans ce contexte apparait une analyse de la technicisation du monde empruntée à Heidegger. L’exemple avait été donné par Marcuse dans L’homme unidimensionnel : en France, Foucault bâtira son immense succès sur cette double critique du monde moderne, au « rationalisme » d’une « culture occidentale » axée depuis 2 000 ans sur la définition de l’homme comme être raisonnable.
La génération des années 80 s’identifie comme celle dont la venue à maturité intellectuelle accompagna, à travers les événements tels que la chute du Mur de Berlin, l’effondrement définitif du marxisme, mais aussi la fin du gauchisme : la réhabilitation des valeurs démocratiques, notamment des Droits de l’Homme, fut le versant positif de ces mutations. Dans ce cadre à nouveau profondément et heureusement transformé, il est d’une part fort compréhensible que l’intellectuel, persistant à jouer son rôle de conscience critique de la société, puisse volontiers continuer de faire sienne la mise en question heideggerienne de la technicisation du monde : comment en serait-il autrement en effet, alors que le marxisme se trouve désormais inexploitable sous toutes ses formes ? Mais, le défi est d’affronter une exigence nouvelle : une critique de la modernité, non plus avec le marxisme défunt, mais avec les valeurs réhabilitées de la démocratie. Dorénavant, comment oublier que, jusqu’à la fin de sa vie, Heidegger, à la recherche d’une réponse politiquement satisfaisante au déploiement de la technique, s’est déclaré peu convaincu « que ce soit la démocratie » qui fournisse une telle réponse et a estimé qu’en revanche « le national-socialisme est bien allé dans cette direction » (1966, entretien avec le « Spiegel ») ?
Il fallut attendre la fin de la guerre pour que Heidegger reconnaisse qu’il « avait commis une bêtise ».
Gérard Leroy, le 21 février 2025