À Bruno, en témoignage d’affection

   Nous ne traversons pas que des crises politiques. Les mouvements sociaux spontanés se multiplient. En Algérie, au Chili, en Iran, à Hong Kong, en Biélorussie, au Soudan, en Irak, en Colombie, etc. Qu’expriment-ils, sinon d’abord une évolution significative de nos sociétés. Ils déclarent traduire un réveil démocratique, qui se manifeste par des protestations, parfois violentes, des cris de colères, ou simplement le refus de se laisser conduire par un « système », anonyme, mondialisé par des groupuscules discrets, des loges secrètes, des « clubs de cigares » locaux, Bilderberg…

Tandis que certains partis ne voient d’issue que dans la réforme, d’autres ne conçoivent le bonheur que dans le chambard et la « France silencieuse » fait désormais un boucan de tous les diables.

Nous franchissons une étape nouvelle. Le déclencheur est souvent disproportionné par rapport à l'effet produit. En France l’augmentation du prix de l’essence à la pompe a réveillé le mouvement des « gilets jaunes ». À Santiago, tout est parti de la hausse du ticket de métro. À Hong Kong, la modification du droit de l’extradition a déclenché la révolte du pot de terre contre le pot de fer chinois.

On aperçoit très vite la forêt que cachait l’arbre avant qu’il soit coupé. Le malaise si passivement ignoré apparaît au grand jour. D’où qu’on l’exprime, l’incertitude de l’avenir est en germe. On s’était laissé séduire par les beaux discours, qu’on relayait, sur la croissance générée par la mondialisation et dont chacun espérait tirer profit. Mais plus que jamais les inégalités s’accroissent, dont profite une minorité. Le privilège n’était-il pas exclusif ?

La rue crie plus fort, en Catalogne contre le pouvoir central espagnol ; en Iran contre la corruption et la tyrannie des gardiens de la Révolution ; en Irak, contre les ingérences étrangères et l’autoritarisme des ayatollahs ; en Biélorussie, et même aux États-Unis. Voilà bien l’effet de la mondialisation, qui déclenche partout les mêmes revendications, les mêmes révoltes, les mêmes étincelles de révolution. N’allons pas chercher bien loin le foyer commun à toutes ces révoltes : l’injustice, qui n’est pas un phénomène nouveau mais un joug de moins en moins supportable. Chacun refuse d’être asservi et aspire à œuvrer là où il est autrement qu’en pataugeant.

L'effet le plus significatif qu’on observe depuis peu en France semble être le basculement entre le politique et le social. Qu’était donc le but des manifestants sur les rond-points ? Une amélioration de la vie quotidienne ? ou bien la mise au pilori du Président de la République perçu comme le parangon de l’arrogance ? Ce qui n’est guère glorieux, mais qui laisse penser que l’autorité jadis respectée se retrouve cul-par-dessus-tête. Hier encore les structures politiques disposaient de la confiance presque aveugle de la population et pouvaient assurer sereinement, sans contrôle « intempestif », le fonctionnement des sociétés. Même le fameux « équilibre » sans lequel la marche du monde ne pouvait s’envisager, était déterminé par des accords entre États-nations rivaux.

Tout est, aujourd’hui, renversé. Les hommes politiques se discréditent, n’inspirent plus la confiance. « Souvenons-nous, écrivait Régis Debray (cf. Le siècle vert, Gallimard, 2020), sans remonter jusqu’à l’imbécile « tout est politique » d’hier, de la dernière de nos monocultures toxiques. N’est-ce pas le fondamentalisme économique —ou la croyance que le tout de l’homme repose sur et dépend de son système (…) qui a fini par ébranler l’Union européenne. » La politique n’est pas la seule instance d’intelligibilité du monde.

Les décisions, aujourd’hui, jaillissent du terrain, « au plus proche des personnes et des situations concrètes qui font leur vie quotidienne. Des initiatives se prennent, comme ces « écovillages » que l'on voit fleurir çà et là ».

L’amorce de cette inversion entre institutions politiques et initiatives sociales a de quoi nous interroger. Ce phénomène est-il irréversible ? La société va-t-elle s’organiser sur de nouveaux modèles ? Lesquels ? Si certains de ces mouvements se sont évanouis, d'autres continuent sans faiblir, ou se rappellent à leurs membres en lorgnant les prochaines élections dont ils attendent leur réélection. Les réseaux sociaux continueront-ils de déverser leur nuisance ? Ou délaisseront-ils ces boues de haine qu’ils charrient aujourd’hui ? Où va-t-on ? C’est bien la question que se pose chacun.

Tout cela exprime un bouleversement profond, par-delà les frontières, de nos sociétés. Si l’on entend la quête de « dignité » qui sourd dans les slogans, celle-ci traduit la révolte des laissés pour compte, qui expriment le désir d'être considérés comme des partenaires de la vie publique, sans laisser le monopole à « ceux qui savent ».

À la sécession des élites, qui occupaient hier encore les lieux de pouvoir économique et culturel, qui succèdera ? Qui tiendra désormais les rênes ?

À l'encontre des fractionnements, des sauve-qui-peut individualistes, des naïfs, des hystériques et des magiciens, alors que beaucoup plaident encore pour une compétition libérale généralisée, contre un capitalisme amoral, ne peut-on pas entendre derrière ces mouvements populaires monter l'appel d'une solidarité envers tous ?

Dans cette attente il est urgent que les chrétiens redécouvrent le sens de leur liberté responsable, montrant les aspects positifs de l’anthropologie chrétienne, dans les entreprises, les syndicats, les universités, les médias, les partis politiques, où il leur revient d’abord d’entraîner à plus de justice et de fraternité, plutôt que de s’égosiller sur ce sempiternel « absolu de la liberté » cher à Kant.

 

Gérard Leroy, le 27 septembre 2024