Pour Bernard et Véronique Schürr, en hommage amical
En débarquant à Téhéran, vous prolongez encore votre voyage pour rejoindre votre hôtel à travers cette ville sans fin, qui compte aujourd’hui 13 millions d’habitants alors qu’elle n’en abritait que 200000 en 1900. Dès l’aube la ville grouille comme une fourmilière, de marchands, de vélos qui se faufilent entre les voitures qui klaxonnent leur impatience ; les femmes en Tchador trainent leurs rêves dans les bazars ouverts depuis l’aube.
Dans ce pays réputé chi’ite, ils sont cependant 11 millions d’Iraniens de confession sunnite, soit près de 13% de la population, dont 7% de langue kurde. La jeunesse, importante, se cherche : 44% des 77 millions d’iraniens ont moins de 25 ans. La planification familiale en vigueur depuis 1989 a ramené le nombre d’enfants par femme de 7 à 2.
C’est cette jeunesse qui subit en premier un chômage estimé à 50%. Selon le président Rohani, seulement 14000 emplois avaient été créés pendant les deux mandats de son prédécesseur, au lieu de 350000 nécessaires. Depuis son investiture Rohani a déclaré avoir baissé le taux d’inflation à 20% au lieu de 45 sous Ahmadinejad, et ramené la croissance de -6,5% à 0%.
Mais c’est naturellement de cette jeunesse qu’on peut entendre une réaction qui voudrait une issue à l’embargo qui étrangle ce pays et l’empêche de développer son urbanisme et ses constructions. La contestation est à la fois politico-relgieuse, et se cultive là où la censure a oublié d’être, dans les associations. Le nombre des ONG et des associations ayant proliféré (elles sont plus de 28000), le nombre des ONG de femmes est passé d’une cinquantaine en 1995 à près d’un millier aujourd’hui. Les associations constituent un véritable terreau où se développent les activités culturelles, certes, mais aussi politiques, en l’absence de tout contrôle.
L’université est aussi le lieu de prédilection où croît progressivement l’émancipation par rapport aux impératifs religieux, du voile par exemple. Une jeune universitaire raconte que les étudiantes de première année arrivant en université, provenant pour la plupart de familles ultra-religieuses, revêtues du tchador, se couvrent entièrement la tête d’un voile prolongé par une visière. La deuxième année la visière est ôtée, la troisième le voile est plus discret et laisse apparaître les cheveux, la quatrième année le voile n’est plus que suspendu au chignon ! Mais le plus important est dans la rébellion qui s’élève à l’encontre de l’hégémonie idéologico-religieuse du pouvoir dont les contestataires avaient été qualifiés de « superflus » par le méprisant Ahmadinejad. La sécularisation s’installe, ouvrant sur l’athéisme qui commence à s’exprimer discrètement. La sécularisation pourrait fort bien constituer un sas de purification du comportement religieux en passe de se délester des lourdeurs cultuelles pour redevenir plus authentique.
Mais les Gardiens de la Révolution veillent. Des concerts de musique autorisés par le ministre de la Culture sont souvent contraints à l’annulation sous la pression des ultra-conservateurs. En avril 2018, le maire de Téhéran a été forcé par la horde de conservateurs à démissionner pour avoir assisté à un spectacle de danse donné par des enfants d’une école âgés de 6 ans, parce que ces fillettes, de l’avis des conservateurs sexuellement tordus, sont susceptibles d’exciter la libido !
Dès son investiture le président Rohani, avait promis la reconnaissance des droits égaux des minorités ethniques, à commencer par l’enseignement des langues à l’école et à l’université. Il bénéficie du soutien des réformateurs, de plus en plus nombreux en Iran, renforcés par les jeunes étudiants en quête de liberté. Il est cependant contesté, voire muselé, par les conservateurs et leurs ayatollahs dont l’unité reste bien fragile. Le Guide suprême Khamenei, succédant à Khomeini, a été désigné un peu à la va-vite et se trouve si contesté par les ayatollahs regroupés à Qom que Khamenei voulant aller à leurs rencontre n’a été reçu par aucun ! Jaloux sans doute de n’avoir pas accédé au rang suprême. Car c’est lui, Ali Khamenei, le Guide suprême, qui commande tout depuis que Khomeini a établi la fonction cléricale et créé la fonction de juge (hakim), auquel il a donné le pouvoir législatif de promulguer les décrets religieux, le pouvoir juridique d’arbitrer les conflits entre les personnes et le pouvoir administratif portant sur les biens et les personnes.
La gouvernance politique obéit aux prescriptions et aux impératifs religieux. En Iran, toute prétention à créer un parti qui ne serait pas le parti de Dieu est rejeté. Les chefs religieux ont désigné un jurisconsulte, le Velayat-e faqih, auquel revient la tâche de désigner les conservateurs de la jurisprudence. Ce système est typiquement chi’ite duodécimain (la branche majoritaire du chi’isme). En langue arabe, wilayat signifie la « tutelle », et faqih traduit l’idée de juriste-théologien. La tutelle sur la communauté est donc exercée par un personnage du clergé. Les juristes-théologiens assument le gouvernement et contrôlent sa gestion avec un droit de veto.
On comprend aisément l’attente impatiente des jeunes Iraniens d’une subordination de l’autorité religieuse à l’instauration d’un régime démocratique.
Gérard LEROY, le 23 juin 2018