Pour Martine Alaux, en témoignage de reconnaissance  

   L’horizon, sur le coup de midi, vibre d’une ondulation semblable à une corde de guitare. Au zénith, les nuages s’écartent pour laisser filtrer quelques rayons. L’espace indéterminé s’emplit de chuchotements. Le mythe est là, presque sensible. Qui entend des oracles se met à parler, pour tous les hommes, par-delà l’horizon. Et les hommes balbutient un langage pour être reliés à l’inatteignable invisible. Ils créent des mots, la musique et l’outil. Ils instituent des rites, ces gestes qui célèbrent des mythes.

Les hommes fêtent et célèbrent, dans un élan collectif, tendu vers la divinité. Chacun est fondé par la conscience sociale et la loi du groupe. Tous les participants font corps, chacun participe au revêtement d’un unique squelette que tous enveloppent d’une peau miroitante de ses multiples tatouages dont il fait sa parure. 

Le rite convoque, rassemble, frontiérise son espace et son temps. Le temps est tout entier à l'intérieur de chacun de ses fragments. Comme l’éternel retour il transforme l’instant en nouvelle origine, comme la nuit de la Saint-Sylvestre, qui clôt et ouvre. Le rite opère une coupure nécessaire dans le temps chronologique. Le rite réactualise le mythe. 

Dire que le rite marque la répétition périodique d’un retour à l’intemporel, c’est dire, inversement, que dans l’intervalle des rites, s’inscrit le temps et l’histoire, qui se déroule alors à la manière des quanta, par paquets. Le rite donne à l’histoire d’être rythmée, il scande le déroulement de la vie. Et par là lui offre d’être dansée.

Tout rite, magique ou religieux, jette un pont entre les deux rives d’un fleuve qu’on pressent comme la vie et la mort. Le fleuve serait l’image du temps qui sépare notre existence et l’au-delà du monde. 

Célébrer un rite, c’est ouvrir sur l’autre monde. Pour aller de l’un à l’autre il faut un pont. Dans la Rome antique, le chef du collège des prêtres était Pontifex maximus, c’est-à-dire le grand faiseur de ponts, fonction transmise précisément au souverain pontife. Ce même symbolisme se retrouve dans de nombreuses traditions.

Tout passage d’un lieu à un autre, du profane au sacré, éveille des résonances affectives et mentales, des impressions fugitives de la vie quotidienne ou d’une participation privilégiée à la fête. De même que le pont se propose au passant, s’ouvre pour celui-ci la porte. Tout homme est comme un funambule, jouant sa vie sur le fil d’une épée qui tranche en deux l’insondable cosmos. 

Tout espace vide, tel un tunnel, ou un fossé, est comme un seuil qui invite à le passer, à poursuivre l’aventure par delà. C’est ainsi que le rite d’initiation est un rite de passage. 

Si notre pensée a inventé le temps, pour le maîtriser et être à l’heure aux rendez-vous, notre société souffre hélas de l’absence de processus ritualisés, alors que dans les sociétés primitives, qu’on regarde avec un peu trop de condescendance en regard de ce qu’elles nous apportent, la gestion ritualisée des phénomènes permet à certains sujets atypiques de prendre place dans le champ de la communication sociale. Au sein d’un monde en perpétuel mouvement, le rite, itératif, qui se répète en restant identique à lui-même, protège contre l’angoisse et la violence, introduit la stabilité. La pensée primitive a conçu le trou avant de le percer. Et de l’enjamber.

 

Gérard LEROY, le 18 juin 2016