Pour Élias Slemane, en hommage amical
Au cours des siècles, le conflit entre les deux monothéismes s'est durci. Au début de la prédication du prophète, on constate une certaine sympathie à l'égard des chrétiens. Comme l'observe Emilio Plati, durant la période mecquoise c'est surtout à l'égard du polythéisme, en particulier des trois déesses filles du dieu suprême, que s'élève le « kérygme coranique » . Ce serait même le sens premier de la fameuse sourate 12 : « Dieu est un ! Dieu…L'impénétrable. Il n'engendre pas : il n'est pas engendré, nul n'est égal à lui ! » même si par la suite la sourate est exploitée contre le dogme de l'incarnation.
En dépit de divergences fondamentales, on peut cependant déceler des ressemblances entre ces deux grandes religions. On découvre en effet une certaine rivalité mimétique et la question se pose de savoir si, au moment de l'émergence d'un islam européen au début du XXIe siècle, il ne serait pas souhaitable de convertir cette rivalité en émulation réciproque. Les deux religions ont la même ambition eschatologique : ce sont des religions de l'accomplissement définitif. Pour les Églises chrétiennes, le Christ est le oui définitif de Dieu à l'homme, Celui qui accomplit toutes les promesses de l'Ancienne Alliance. On retrouve dans l'islam la même ambition d'accomplir les prophéties du judaïsme et du christianisme. Même si le Coran réserve une place privilégiée à Jésus comme prophète, le prophète Mohammad reste le « sceau de la prophétie », le prophète de l'Ultime, qui confirme et accomplit les prophéties d'Abraham, de Moïse et de Jésus.
Il convient par ailleurs d'observer que les deux religions rivalisent depuis des siècles quant à leur prétention à l'universel. A la différence du judaïsme et de la plupart des autres religions, qui sont liées à une terre, à une ethnie, à une culture, elles sont foncièrement missionnaires. Et de fait, en dépit de leur origine géographique, elles ont transgressé toutes les frontières géographiques, linguistiques, politiques pour se répandre sur tous les continents. Ainsi l'islam qui compte plus d'un milliard de fidèles n'a plus un lien exclusif avec le monde arabe même s'il maintient l'arabe comme langue sacrée. L'islam africain et surtout l'islam asiatique font preuve d'une vitalité croissante. Les deux religions justifient leur zèle et leur volonté de conquête s’appuyant sur la conviction d'être les seules détentrices du salut pour tout être humain. Et si l'islam fait preuve d'une certaine tolérance pour les gens du Livre, autrement dit des deux autres monothéismes, c'est dans la mesure où ces gens de bonne volonté seraient des musulmans qui s'ignorent.
Quoiqu'il en soit de cette bienveillance particulière, l'islam et le christianisme partagent la même intolérance doctrinale puisque elles se réclament d'une vérité absolue contenue dans une Écriture qui est la Parole même de Dieu. On trouve là la source profonde des rapports polémiques entre chrétiens et musulmans sans parler de leur intolérance à l'égard des autres religions du monde. Durant des siècles, les théologiens chrétiens et musulmans ont dogmatisé et légiféré à partir d'une conception de la Révélation conçue comme vérité absolue et immuable échappant à toute historicité. Ces constructions théologiques et juridiques sont devenues des systèmes d'exclusion réciproque. Dans les deux cas, on se réclamait d'une tradition vivante qui reposait sur le postulat indiscuté que les textes des corpus officiels étaient la reproduction exacte des énoncés initiaux de la Révélation elle-même.
Au terme de ces rappels historiques sur les divergences et ressemblances entre islam et christianisme, il convient d’insister sur le fait qu'il est impossible de tenter une comparaison entre les deux religions face à la modernité si on oublie l'énorme décalage historique entre les sociétés évoluées de l'Occident et la plupart des sociétés musulmanes du monde contemporain. On constate une autre conception des rapports entre la religion et la société civile, de l'autonomie des personnes et de leur liberté religieuse, des rapports de l'homme et de la femme, un autre usage de la raison critique à l'égard des dogmes fondamentaux de la religion. Après un âge d'or à la fin du XIIe siècle et la longue décadence qui a suivi, la civilisation musulmane a connu au XIXe siècle un courant réformiste sous la mouvance de penseurs importants originaires surtout d'Egypte. Il s'agissait de pratiquer l'ijtihad soit l’effort de recherche et d'interprétation. Ce fut là une tentative intéressante d'adaptation des sociétés musulmanes à la modernité. Mais finalement, elle fut jugée trop progressiste par les ulémas. La création de l'Association des frères musulmans par Hasan al-Banna en 1928 visait un islam politique, c'est-à-dire une islamisation de toute la société. Il s'agit d'un véritable jihad sur la voie de Dieu. C'est encore le projet de son petit-fils, Tariq Ramadan.
Gérard Leroy, le 2 août 2019