Pour Solange et pour Anne-Marie, en hommage amical

   Le Comte Albert de Cologne est passé à la postérité sous le nom d’Albert le Grand. Voilà quelqu’un qui a été converti par le premier secrétaire de Dominique. Il est celui qui va introduire Aristote dans la théologie (1). Il a fait ses études chez les Frères Prêcheurs à Cologne, puis s’est rendu à Paris pour prendre ses grades universitaires; il s’y fait nommer maître général des dominicains en 1242. Six ans plus tard il retourne dans sa Rhénanie, et fonde à Cologne le Studium generale des dominicains avant d’être nommé évêque de Ratisbonne, en Bavière. Le travail finit par l’user. Le maître décline doucement jusqu’à sa mort, en 1280. Il est alors âgé de plus de soixante-dix ans.

Dans son ouvrage La philosophie au Moyen Age, Etienne Gilson dit d’Albert le Grand qu "’il s’est jeté sur tout le savoir gréco-arabe avec le joyeux appétit d’un colosse de bonne humeur (...), sauf lorsque des confrères bien intentionnés lui conseillaient de se modérer dans l’intérêt de la religion. Il y avait du pantagruélisme dans son cas, ou, plutôt, il y aura de l’albertinisme dans le pantagruélisme du savoir.” (2)

Son œuvre est tout empreinte de philosophie platonicienne et aristotélicienne. Albert le Grand dissèque, définit, explique, affronte les théories qui lui parviennent d’Aristote,  mais aussi celles d’Avicenne. Ce philosophe iranien que ses disciples

considèrèrent alors comme le troisième de tous les Maîtres, après Aristote et Al-Farabi, avaitt vécu à cheval sur le Xè et le XIè siècle, pratiquant de tout un peu la médecine, l’astronomie, la chimie. Albert se collete aussi avec les œuvres d’Averroès, philosophe et théologien musulman andalou du siècle précédent, touche-à-tout lui aussi, reconnu par les spécialistes tel qu'Alain de Libera comme “un des pères spirituels de l’Europe”, voire l'un des pères fondateurs de la pensée laïque en Europe occidentale, et qui commente abondamment et brillamment les œuvres d'Aristote, au point que les théologiens latins le nommaient Le Commentateur. Albert a en effet été le premier à rendre Aristote  intelligible aux Latins. Thomas d’Aquin aura bien profité des travaux de son maître.

Albert lui aussi est un touche-à-tout, qui se pique de jardinage, aussi bien que de chasse, de vénerie, qui manifeste de la curiosité scientifique pour la zoologie, l’astronomie, et qui n’hésite pas à gravir les sentiers les plus escarpés des montagnes pour dénicher des œufs d’oiseaux alpins.

Ce pédagogue érudit et vaillant distingue la foi religieuse de ce qui est objet d’investigation philosophique; il cherche à rendre accessible aux Latins la science et la philosophie, et commente Aristote pourtant suspect de constituer un danger pour la chrétienté. Sans être un inconditionnel du Stagirite, Albert adopte cependant le principe du philosophe grec de la forme et de la matière. Ainsi admet-il sa théorie de l’âme forme du corps, substance spirituelle dotée de facultés sans lien avec le corps qu’elle a pour fonction d’animer. Albert élabore ainsi une doctrine de l’illumination intérieure, vigoureuse, précise et, disons-le, sans précédent. Il conforte l’idée que la connaissance passe par les sens, et reprend la notion aristotélicienne reprise par Thomas d’Aquin d’ intellect agent agissant dans l’opération de la connaissance, sous-jacent à un Intellect incréé transcendant qui serait l’action de Dieu, source ultime de toute connaissance.

Au contraire de Bonaventure, Albert le Grand reconnaît l’autonomie de la philosophie. Avec Maître Albert le protectorat théologique cède un peu de sa suprématie.

 

Gérard LEROY, le 29 novembre 2011

 

  1. Les textes parvenus à Albert ont été traduits de l’arabe en latin après que le texte grec ait été traduit en arabe. Si bien qu’on trouve des notions dans le texte latin qui sont introduites par l’intermédiaire arabe, ainsi en est-il de l’  “analogie de l’être”, expression absente chez Aristote.
  2. Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge, Vrin, p. 504.