Pour le Frère Charles, en hommage fraternel

   «Qui donc est mon prochain ?» demanda un professeur de la loi à Jésus qui lui raconta l’histoire : «Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba entre les mains de brigands qui le dépouillèrent, et le laissèrent là, à moitié mort. Les uns et les autres passèrent à distance du moribond. Un prêtre, un Lévite …

Enfin un Samaritain s’approcha, banda ses plaies, l’installa sur sa monture, le conduisit dans une auberge et prit soin de lui, remis de l’argent à l'aubergiste pour couvrir les frais et déclara à l’aubergiste qu’il lui donnerait, à son retour ce dont il aura éventuellement manqué.

Cette parabole met en scène des gens qui passent, indifférents, devant un moribond abandonné. Qui sont ces gens ? des traîne-misère, des épiciers, des fonctionnaires, des qui boitent, des qui tousse. L’autre, quoi. C’est vous, c’est moi, c’est nous tous.

Arrive ce Samaritain, si méprisé à Jérusalem, qui ne paye pas de mine, un homme anonyme qui, de manière inexpliquée, se soucie d’un autre trop vulnérable. Il se penche sur cet homme que la vie abandonne. Il veut la lui redonner.

En conduisant l’homme blessé dans une auberge, en assurant financièrement ses soins, le Samaritain le re-inscrit dans le lien social, lui redonne une place dans le monde commun. Cet homme auquel nous avons affaire n’est-il pas le Christ ? Qui porte le blessé sur sa monture, comme il porte la brebis sur ses épaules, comme il porte toute l’humanité, comme il porte sa croix. Il le dépose à l’auberge. Qui est l’aubergiste à qui est confié ce moribond ? Ne serait-ce pas l’Église ?

J’ignore si les blessés, les meurtris recroquevillés sur le bord de mon chemin, sont dedans l’Église ou dehors. Quelle importance ? Ils sont nos frères.

Ces soignants dont l’attention dans le soin devient une présence à la présence de l’autre, s’ouvrant aux signes ténus de la singularité, agissant en cherchant la parole la plus adaptée, ne sont-ils pas un peu le Christ ?

Se faire le prochain du souffrant, vulnérable, défiguré, auquel je ne voudrais pas ressembler, relève d’une décision. S’approcher et demeurer ne va pas de soi, c’est redonner humanité à l’inquiétante étrangeté (1).

L’acte de donner une dignité par un simple regard comme ce qui se produit dans l’approche du Samaritain, c’est celui de Sœur Emmanuelle, de l’abbé Pierre, de Joseph Wresinski, et de bien d’autres qui redonnèrent humanité à celui qui n’avait plus « figure humaine ».

L’éthique de la proximité cherche ainsi à inclure dans un « nous » celui qui ne peut pas, ou plus, dire « je ». Le « je » qui dit « nous » assume un point de vue qui est celui d’une communauté dont il se reconnaît comme membre. Tenir l’humanité en l’autre, là où elle semble s’effacer, c’est tenir à l’autre, par ce mouvement d’estime qui reconnaît que son existence compte pour nous, le monde. Tenir l’humanité en l’autre, c’est faire en sorte qu’il ne tombe pas « hors du monde ».

Gérard Leroy, le 29 décembre 2023

  1. cf. Agata Zielinski, « La détresse et la proximité », Études, n° 4299, décembre 2022. cf aussi Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

(2) cf. Laurent Perreau, « Approches phénoménologiques du “nous” : une typologie husserlienne », dans « Dire “nous” », Klesis, n° 34, 2016.