Pour Marie, ma fille

   Simone Weil, professeure de philosophie au Puy-en-Velay dès 1931, est engagée, soucieuse de la condition ouvrière, et de celle des paysans. Pour mieux connaître leur travail elle l’a partagé, et a fait une expérience éprouvante du travail, en dépit d’une santé précaire. C’est dans le domaine politique et social qu’elle s’est forgée des idées neuves et lucides, en avance sur son temps.

Hannah Arendt, elle, a connu l’exil, fuyant l’Europe devant la menace du nazisme, pour les États-Unis. Elle l’a analysé.

Toutes deux se sont confrontées à Marx. S. Weil lui reprochant de croire que d’un prolétariat exploité et asservi pourra surgir une société libre. H. Arendt, de son côté, note que Marx n’a pas su distinguer entre « travail », « labeur » et « œuvre » : le travail produit des biens pour la consommation, donc des biens éphémères et précaires. Selon elle, Marx n’a pas vu ce que nous connaissons à travers la société de consommation, où même l’art est marchandé. La croissance débridée conduit à un univers impitoyable. C’est Dallas qui surgit de la domination de la « bête de somme ». D’autre part, les deux philosophes alertent sur l’application du positivisme à la société. Les rapports sociaux sont comme des rapports analysables. Comment ne pas évoquer ici l’emprise des sondages, nouvelle boussole des acteurs politiques et commerciaux ?

Ni l’une ni l’autre n’attendent du politique le pouvoir de transformer la société, encombrée de l’opposition entre les hommes chargés de commander et les autres contraints d’obéir (cf. Aristote). Weil, alors qu’elle est à Londres en 1943, du côté de la France libre, parle de la « relativité du politique », allant jusqu’à souhaiter « l’abolition des partis politiques ». La politique, pour elle, occupe un rang second, perspective qu’évoque en ces termes Régis Debray : « Remarquons, sans remonter jusqu’à l’imbécile « tout est politique » d’hier, l’importance de l’arboretum qui en vient à occulter le forum » (1).

L’une et l’autre insistent en revanche sur la tâche de l’éducation, dont la vocation est d’éveiller « ce qui est neuf en chaque enfant ».

S. Weil, qui prône l’ouverture de l’ouvrier à la culture, croit à la nécessité d’ouvrir les générations nouvelles aux sagesses anciennes, sans oublier les religions. Nul État ne doit ignorer les « besoins de l’âme » écrit-elle. « La conscience doit s’appuyer sur quelque chose d’extérieur », à savoir une spiritualité ou une foi religieuse. « Le courant idolâtrique du totalitarisme ne peut trouver d’obstacle que dans une vie spirituelle authentique », écrit-elle dans L’Enracinement.

Analysant le procès d’Eichmann en 1963 (2), Arendt affirmait que cet homme péchait par manque de pensée. La « banalité du mal » signifiait qu’il était dans l’incapacité de penser, de saisir les conséquences de ses actes, Eichmann avait donc accepté d’agir comme le robot irresponsable d’une machine à broyer les hommes. Les ultimes œuvres d’Arendt ont été consacrées à son analyse en philosophie politique.

L’importance de l’éducation religieuse et des « besoins de l’âme », donc de la vie spirituelle, qui s’en soucie réellement ? Pour Arendt il importe que tout homme entretienne une vie spirituelle et intellectuelle active, faute de quoi il sombrera dans ce qu’elle appelle à juste titre la « bête de somme », tout accaparée par la recherche de la jouissance matérielle, de l’appât du gain, de sa seule « liberté négative », préservée, croit-il illusoirement, de l’interférence de la société. Il sombrera donc, laissant la société et le politique suivre leur cours.

Sur ce point encore, Weil critiquant la fausse neutralité de l’État et affirmant qu’« une instruction dans laquelle il n’est jamais question de religion est une absurdité », aide aussi à prendre au sérieux la présence des religions dans l’espace public, comme sources d’inspiration, ouvertures à des « trésors de sagesse », rappels de notre destinée commune, donc de la solidarité et de la fraternité sans lesquelles une société se dissout en individualités closes sur soi. Entretenant ainsi un monde politique impuissant, et lui-même corrompu ou réduit aux incantations sur les « changements » toujours attendus, toujours reportés.

Nous convoquant, l’une et l’autre, à penser par soi-même, ces deux philosophes invitent à goûter la liberté vraie.

 

Gérard Leroy, le 5 octobre 2021

 

1. cf. R. Debray, Le Siècle vert, Gallimard 2020. De Hannah Arendt, on retiendra surtout La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, ou Presses Pocket, 2002). De Simone Weil, sa biographie par Simone Pétrement aux éditions Fayard (197), les tomes II et V de ses Œuvres complètes (Gallimard, 1991 et 2013), donc ses journaux d’usine et L’enracinement, 1943.
2. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Folio Histoire 32, 1997.