Ce 900e article pour les lecteurs de QEP
Il y a moins d’un demi-siècle il était fréquent de s’entendre reprocher de n’être pas « objectif ». Comme il était fréquent qu’un orateur soit interrompu pour révéler « d‘où il parlait » afin de déceler l’engagement de ce dernier, l’influence au principe de son propos et le dénoncer aussitôt pour « manque d’objectivité ».
Apparition de la phénoménologie
Progressivement, nous avons remis en question le concept de l’humain autour duquel s’accordait jadis un certain consensus. On acceptait tout ce qui advenait comme naturel ; on admettait la finitude, on consentait à la passivité devant la naissance, la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort. Le progrès scientifique a permis d’amoindrir les contraintes, liées à la naissance, à la douleur —ce qu’a apporté l’utilisation à domicile des pompes à morphine—, ou à la mort. Plutôt que de subir la réalité nous sommes parvenus à la maîtriser pour la soumettre. La raison est passée de la soumission au réel à la conscience et à la responsabilité de notre histoire.
Aujourd’hui nous avons sur le monde, sur l’homme, sur la vie, et même sur la mort, des approches qui ne se superposent pas. Les pratiques sur le vivant traduisent la diversité des approches anthropologiques. Deux d’entre elles, surtout, s’affrontent. D’une part, la conception des scientifiques, penchés sur un individu qu’il faut aider, soulager, réjouir, satisfaire, et qui génère l’effet secondaire que Max Weber désignait de « désenchantement du monde ». D’autre part, celle des religieux dont l’apologétique se recroqueville sur une métaphysique, dite « d’un autre âge ».
Aspects la phénoménologie
Le chercheur scientifique, lui, porte ses lunettes de chercheur, l’anthropologue a les siennes, comme ont les leurs le pasteur, le poète, le rabbin, la concierge ou le fondamentaliste. L’idée que chacun a du monde dépend de la couleur des lentilles qu’il porte. Ce qu’il connaît du monde n’est que l’idée qu’en forme sa conscience. Le monde d’aujourd’hui emprunte à la phénoménologie, qui se définit comme « la science de ce qui apparaît à la conscience ». Peu importe au phénoménologue que le chien existe ou n’existe pas, ce qu’il est dans sa nature même. En revanche, il est indéniable qu’à sa conscience apparaît un chien, surtout si celui-ci lui saute à la figure.
Toute connaissance n’étant que l’auto-exploration de la conscience réflexive on peut donc envoyer le monde au diable !
Si l’approche de la réalité traduit la conscience que chacun en a, cette approche « subjective » compte désormais autant que l’approche objective. D’où le déplacement progressif du statut de la vérité.
Si l’apparaître devient vérité, s’ouvre aussitôt une difficulté : les perceptions des uns et des autres étant multiples, comment prétendre à l’universalisation de l’une d’elles ? Chacun ayant a priori, et sur toutes choses —sur le juste et sur l’injuste, le vrai et le faux, le bien et le mal—, son opinion, sa petite idée, chacun voudrait que sa ou ses perceptions soient universelles. Chacun aspire à imposer sa vérité. Animés de cette volonté viscérale de se donner comme norme, tous les caciques en puissance cherchent à imposer leurs vues.
Éclosion et développement de l’imaginaire
Voici plus de 30 ans Mohammed Arkoun observait pour ses étudiants le développement de l’imaginaire dans les médias, les réseaux, les propagandes politiques, bref dans toutes les logosphères, avec des représentations, érigées en vérités dont on fait des théorèmes voire des systèmes plus ou moins rationalisés, avec une couverture intellectuelle pour faire avaler les couleuvres. Les couleuvres, ce sont les fake-news qui submergent aujourd’hui un monde qui se noie.
Y a-t-il une vérité ?
L’imaginaire qui se développe aujourd’hui dans les réseaux sociaux offre à quelques officines de cultiver le négationnisme ou le complotisme. L’imaginaire a trouvé son terrain de prédilection dans les médias (cf Russia Today), les communications politiques (le Kremlin en est le parangon).
Chacun peut-il prétendre faire de « sa vérité » le paradigme de la représentation du monde ? Peut-on dire, comme Luigi Pirandello dans l’une de ses pièces, « À chacun sa vérité » ? Nous aspirons à l’universalisme et nous radions en même temps l'idée de vérité, sans laquelle, notons-le, l’universel n'existe plus. Nous courons vers ce que nous refusons. N’y aurait-il donc plus de vérité ? Peut-on encore prétendre au consensus autour d’une vérité, et en déduire une norme universelle ?
Y a-t-il une vérité ? Celui qui prétend que la vérité n’est pas concède en même temps que la vérité est. Car en effet, si la vérité n’est pas, ceci du moins est vrai que la vérité n’est pas. Et s’il y a quelques chose de vrai, nécessairement la vérité est.
Quand l’objectivisme et le subjectivisme se veulent exclusifs, en se rejetant l’un l’autre, ils occultent chacun une part de vérité.
Gérard Leroy, pour la 900e, le 22 juin