Nous reproduisons ici l'interview accordée à la Lettre de Saint-Jacques par Claude Geffré qu'il nous a amicalement autorisé à reproduire ici. Au nom de tous les lecteurs qui dans le monde entier suivent la pensée de Claude Geffré nous l'en remercions.
Benoît XVI a célébré en octobre dernier le 25e anniversaire de la première rencontre d’Assise alors présidée par son prédécesseur, le pape Jean-Paul ii. Que signifie pour vous comme théologien ce que l’on appelle « l’esprit d’Assise ? » De ce point de vue, quels sont les défis actuels du dialogue inter-religieux ? Quels en sont les atouts et les limites ?
– «L’esprit d’Assise» est une formule utilisée par les fidèles de Mgr Lefebvre. J’ai trouvé intéressant que le pape Benoît XVI, qui était à l’époque de la première rencontre d’Assise préfet de la congrégation pour la Doctrine de la foi, décide, 25 ans plus tard, de cet anniversaire : cela montre que, pour lui, l’esprit d’Assise est indissociable de vatican II.
J’ai particulièrement apprécié que Benoît XVI stigmatise l’excès de violence du monde contemporain. En 1986, c’était encore un climat de guerre froide. On aurait pu espérer que la chute du mur de Berlin et la fin du totalitarisme des pays de l’Est aboutissent à une meilleure concorde entre des peuples capables de surmonter leurs conflits. Ce n’est, hélas, pas le cas : nous sommes aujourd’hui face à de nouveaux conflits entre civilisations et religion ! La paix n’est pas simplement, pour moi, l’absence de conflits: elle est, avant tout, un don gratuit de la part de la transcendance. L’esprit d’Assise nous fait comprendre que la prière est plus universelle que la foi des systèmes religieux. Ceci est vrai pour les monothéismes comme pour ceux qui relèvent de spiritualités ou religions centrées sur la méditation. L’esprit d’Assise fait advenir une sorte de contagion de la paix. Je note aussi que Benoît XVI a fait part d’une certaine repentance de l’Église lorsqu’elle a pu elle-même véhiculer la violence. Enfin, le pape actuel a introduit une pratique nouvelle : il a voulu faire appel aux témoignages de tous ceux qui cherchent Dieu, agnostiques, voire athées...
Nos sociétés occidentales semblent vivre simultanément la suite du processus de sécularisation et le retour d’un certain religieux ou spirituel, le besoin aussi de valeurs... Êtes-vous d’accord avec ce tableau ? Comment comprendre ces phénomènes concomitants ?
- Le terme de « sécularisation » est à mettre en rapport avec ce que l’on appelle la modernité tardive ou la post-modernité. Notre époque actuelle est marquée par une critique de la raison critique conçue simplement comme raison instrumentale. L’homme contemporain aspire à une raison plus complexe : éthique, esthétique... une raison plus méditative aussi que la raison des Lumières qui avait vu le triomphe de l’immanentisme et du positivisme des sciences. il souhaite un «plus-être» non honoré par la modernité. il se tourne vers les sagesses plutôt que vers les religions instituées qui l’ont déçu, dans la mesure où elles étaient trop associées au dogmatisme et aux commandements moraux au détriment du savoir-vivre. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’exode de certains catholiques vers les sectes ou les religions non-chrétiennes, ou encore les religions archaïques mortes. Le retour du religieux coïncide avec un individualisme de plus en plus fort. L’homme moderne est, en fait, à la recherche d’un nouvel équilibre intérieur rendu nécessaire au plein cœur d’un monde de plus en plus complexe et cosmopolite. il s’agit d’un ré-enchantement du monde et du divin oublié par le processus de sécularisation.
Les sociétés occidentales vivent simultanément la suite de la sécularisation et le retour d’un certain religieux ou spirituel, le besoin aussi de valeurs. Dans ce contexte, les dominicains ont-ils encore une tâche spécifique ? Comment la caractériseriez-vous ?
– Je n’aime pas beaucoup parler de la tâche spécifique des dominicains, comme si nous étions une aristocratie par rapport aux fantassins de l’Église ! Pourtant, il faut reconnaître que nous avons la chance d’appartenir à une famille internationale. Dès lors, nous ne sommes pas enfermés dans un centralisme paresseux limité à l’hexagone. Il me semble que si nous avons bien une tâche propre, c’est du côté de la ré-interprétation des Écritures et de la Tradition dogmatique de l’Église. Depuis plus de cent ans a été réalisé un formidable travail d’exégèse et d’histoire des doctrines chrétiennes. Souvent, les fidèles connaissent mal ces avancées et craignent qu’elles n’alimentent leurs doutes, alors que la lecture critique des Écritures est libératrice. Elle évite le faux scandale de la foi au profit du vrai scandale de la foi, Jésus-Christ vrai homme et vrai Dieu. Il me semble que les frères devraient avoir le souci de discerner des indices de transcendance dans l’humain authentique, comme la littérature et l’art (par exemple, le 7e art) comme potentiel de Révélation, passion de l’amour, passion de la souffrance ou « expériences du seuil », dirait Jean-Pierre Jossua. En d’autres termes, discerner la transcendance dont l’absence est une véritable révélation.
Quels sont, à votre avis, les grands chantiers théologiques et pastoraux qui marquent ou devraient marquer l’Église d’aujourd’hui pour préparer l’avenir ?
– Le premier chantier est, à mon sens, pour le XXIe siècle, la question de la gouvernance de l’Église : comment comprendre la primauté de l’évêque de Rome dans une tension féconde entre autorité du magistère et foi des fidèles vécue sur le terrain ? Or, depuis vatican II, nous pouvons apercevoir des signes de restauration. Un deuxième grand défi porte sur l’unité des Églises, l’œcuménisme. Je suis frappé par la distance entre, d’une part, ce qui se passe sur le terrain, les avancées du dialogue œcuménique et, d’autre part, la frilosité des leaders de nos Églises. Le XXIe siècle devrait pouvoir connaître la réconciliation entre l’Église de Rome et les Églises orthodoxes, ce qui suppose, tout de même, que ces dernières parviennent à tenir le concile panorthodoxe tant attendu et que, du côté catholique, nous parvenions à réinterpréter le dossier de la primauté romaine. Un troisième chantier tourne autour de l’inter-religieux et de la mission de l’Église. Il y a eu depuis le dernier concile de très gros progrès quant au dialogue judéo-chrétien grâce à Jean-Paul II et, à présent, à Benoît XVI : on peut noter, par exemple, que les deux papes ont pris leur distance vis-à-vis de la théologie de la substitution Église/Israël. Du point de vue du dialogue avec l’islam, les choses sont plus compliquées car il n’y a pas de réciprocité. La plupart des pays musulmans ne respectent pas la liberté religieuse. Cela dit, je crois qu’il serait par trop restrictif de limiter ces dialogues à la question de l’inculturation : le dialogue théologique proprement dit est indispensable. Je reste convaincu qu’une théologie du pluralisme religieux, et non seulement une théologie du salut des infidèles, est nécessaire. Nous devons penser la question de la pluralité des traditions religieuses, dans ce qu’elles ont de positif, au sein même du dessein de Dieu. On peut ainsi reprendre la théologie des Pères grecs, à savoir celle des semences du verbe. L’histoire humaine n’a jamais connu un moment sans ces semences ni sans les visites de l’Esprit de Dieu. L’histoire du salut – Ancien et Nouveau Testament – est le sacrement d’une histoire du salut plus vaste qui est l’histoire même de l’humanité.
Nous allons bientôt fêter les 50 ans de Vatican II : que vous inspire cette date, à titre personnel, et du point de vue de la réception du concile ?
– La réception de vatican II n’est pas achevée. Je suis surpris actuellement par la candeur de mes collègues théologiens, prêtres, voire évêques, à l’égard de la véritable pentecôte de vatican II ! On ne peut nier que vatican II ait été une rupture pratique vis-à-vis de l’immédiat avant-concile du pontificat de Pie XII. il y a incontestablement une herméneutique de la continuité car vatican II s’inscrit dans la tradition des conciles œcuméniques. Pourtant, il y a eu aussi rupture vis-à-vis de la séquence théologique dominante depuis le concile de Trente, pour retrouver la continuité avec le premier millénaire de l’Église. Vatican II recèle des potentialités encore à exploiter. Je pense, par exemple, aux relations Église/État, à la question de la liberté religieuse, à celle des religions non-chrétiennes, au rôle des conférences épiscopales face au centralisme romain... Dans un monde de sept milliards d’habitants, où les catholiques représentent plus d’un milliard d’individus, comment penser la gouvernance de l’Église telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, à savoir l’autorité souveraine du pape et de la curie romaine ? Il faudrait valoriser le concept de subsidiarité des Églises continentales. Je me demande aussi si les synodes romains représentent réellement ce qui se passe sur le terrain. L’exhortation finale du pape proposée quelque deux ans après le synode me semble une pratique à améliorer. On souhaiterait, en particulier, y retrouver les interventions les plus significatives des évêques. J’ajouterais ma surprise quant à l’attention portée au schisme avec la Fraternité Saint-Pie-X. Quel est l’impact réel de ce schisme sur l’Église universelle ? N’y a-t-il pas des questions plus urgentes comme celle de la liberté des jeunes Églises non-occidentales ? Mais je demeure plutôt optimiste sur l’avenir de l’Église dans le monde contemporain. Comme la constitution conciliaire Lumen Gentium le disait, l’Église demeure «le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain» (LG I, 1). Elle représente un énorme potentiel au service du vivre-ensemble des hommes. Pourtant, elle doit encore renoncer à la tentation du pouvoir direct sur les sociétés et les États sans devenir ipso facto marginale. Le but de la mission de l’Église n’est pas seulement de grossir les rangs, mais de témoigner de l’amour de Dieu et de favoriser ce qui va dans le sens du Royaume de Dieu en reproduisant les gestes de l’Évangile selon l’esprit de Jésus.
La lettre de Saint-Jacques, janvier 2012