Pour Henri-Luc, en hommage amical 

   L’homme ne commence pas par être un individu pour lui-même. Chaque communauté sait qu’elle n’est pas seule au monde, observant que ses propres valeurs qu’elle transmet à sa communauté ne sont pas partagées par tous ses membres, ni par les communautés qui peuplent ce monde. Des différences irréductibles distinguent les communautés historiques qui peuplent la planète. Au prétexte d’une mauvaise conscience de l’Occident, il nous arrive parfois de nous tétaniser de culpabilité devant le reproche qui nous est adressé de prétendre universelles des valeurs auxquelles nous croyons. Cependant, de tous temps et sous toutes les latitudes la justice libère, tandis que l’injustice opprime ; la pluralité est don, richesse, et s’oppose à la contrainte du totalitarisme ; l’égalité de l’homme et de la femme est plus prometteuse que la sujétion ; et enfin la liberté de croire, ou de ne pas croire, est plus respectueuse de la dignité humaine que la contrainte de la police des âmes, qu’elle soit exercée par les talibans ou par le KGB.

Dans son maître ouvrage, Logique de la philosophie, Éric Weil, qui n’a pas cessé de réfléchir sur le rapport de la violence à la raison, en vient à déduire que le particulier est synonyme de violence, l’universel synonyme de raison (1). Le refus de la violence s’appuie sur l’identité philosophique de l’humain, la plus vieille, la plus banale des définitions ontologiques : l’homme est un animal raisonnable. Or, nous dit Eric Weil, peut-être le vrai sens de cette définition serait moins d’établir un constat que de désigner une tâche. La définition nous renvoie en effet à ce que nous devrions être si nous voulions devenir humains. « Deviens ce que tu es… » disait saint Paul. « L’homme au sens de la science, nous dit E. Weil, doit mériter le titre d‘homme au sens humain… et la définition humaine n’est pas donnée pour qu’on puisse reconnaître l’homme, mais afin qu’on puisse le réaliser. » (2).

Or, à y regarder de près ou de loin, ses conduites sont dictées par la violence. Le philosophe, en regard de cette conduite, c’est l’homme qui ose parier malgré tout sur le pouvoir de la raison. Le philosophe, c’est l’homme qui a peur de ce qui n’est pas raison. Il sait bien que la violence ne disparaît pas comme par enchantement. Et que ce n’est pas en se voilant les yeux devant le spectacle de la violence qu’on parvient à la faire disparaitre. « La raison ne saurait être pour l’homme que dans le médium de la violence. » dit E. Weil  (3). Cependant, reconnaissons que l’incarnation inouïe de la violence humaine de notre siècle confirme la fragilité de la conscience et de la raison laissées à elle-mêmes, alors que nous restons très fiers de l’explicitation et de la codification des droits de l’homme.

L’autre qui ne partage pas la vérité que je crois n’est pas l’erreur, mais la violence, le refus d’une vérité qui ne lui convient pas, ce peut être le refus du sens, de la cohérence, le silence aussi, l’expression du sentiment personnel qui se veut personnel et à la fois absolu, imposant l’universalité de sa petite idée, de son indécrottable « opinion ». 

En conclusion, c’est moi qui sait que je ne suis pas libre dans ce monde que je sais être le monde de la violence, comme de la peine, comme de la faim, comme de la persécution et de la mort violente. Mais je veux penser le monde et moi dans ce monde en fonction du sens qu’il possède, et c’est moi qui ainsi veut réaliser le sens du monde par le discours, par la raison, par l’action raisonnable. Une formule d’E. Weil résume bien ce projet : « moi même à partir de l’universel » (4). L’homme qui n’existe que comme individu n’est homme pour lui-même que par sa participation à l’universel.

Les débats actuels autour de la prétention universaliste des Droits de l’homme visent à la fois à maintenir la prétention universelle attachée à quelques valeurs (occidentales ?) où l’universel et l’historique se croisent, et en même temps offrir cet objectif à la discussion (5), ce qui implique le pari que d’autres universels en puissance puissent être enfouis dans d’autre cultures tenues pour exotiques.

Aujourd’hui, la déshumanisation des rapports individuels entraîne un délitement du lien social. Beaucoup souffrent de frustration, d’une mise à la marge, éprouvent une sentiment d’abandon, voire d’un mépris de la part des pouvoirs publics. Tout cela est à la source de la révolte. Tout cela explique la haine, qui a envahi, dépassé, comme un tsunami. On a connu des précédents, non seulement en France, mais aussi au Darfour opprimé dans une quasi-indifférence générale, au Rwanda qui a pleuré un million de ses enfants, comme c’est encore le cas aujourd’hui au Nigéria où Boko Haram massacre les chrétiens.

Mais au lieu de fixer une fois pour toutes et de façon dogmatique, le domaine des valeurs universelles et du particulier, le pari herméneutique serait de se mettre à la recherche de valeurs inchoatives dont l’avenir du dialogue entre les cultures vérifiera la teneur morale authentique et universalisable.   

À supposer qu’on y parvienne, ne convient-il pas alors d’admettre que le philosophe et le théologien ont en commun la conviction qu’il n’existe pas de soi-même qui ne soit déjà habité par un autre que soi. Eric Weil, se rapprochant de Lévinas, soulignait que l’appartenance de l’individu à la communauté humaine est comme l’indice de la présence de l’universel.

 

Gérard Leroy, le 6 décembre 2019

  1. Eric Weil, Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1973
  2. Id. p. 123
  3. Id. p. 21
  4. Id. p. 67
  5. Cf. E. Weil, op. cit., p 336