Pour le Frère Charles, en hommage amical
Dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque Aristote désigne la justice comme la plus importante des vertus, « plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin ». Emmanuel Lévinas ne peut que souscrire, qui a rétabli la place de la justice à laquelle il a donné le primat sur la liberté. Cette hiérarchie, trop exigeante sans doute pour un monde individualiste, n’a pas été suivie.
La justice est autre chose qu’une conquête égoïste, la justice paraît être « un bien qui ne nous est pas personnel, puisqu’elle intéresse les autres ». Il convient de ne jamais séparer l’aspect déontologique de la justice (l’affirmation de règles et d’obligations) de son aspect téléologique (la visée d’un bien-vivre en commun). Il y a vulnérabilité de la justice dans sa visée téléologique, car le pouvoir n’existe qu’autant et aussi longtemps que le vouloir vivre et agir en commun, subsiste. Le sens de la justice ne semble jamais être aussi aigu que lorsque le vouloir vivre-ensemble est menacé.
On ne saurait développer une théorie de la justice uniquement procédurale. Pour cela il faut sortir de la logique de la rétribution, d’expiation et d’équivalence, et accéder à une logique absurde, pour parler comme Kierkegaard, qui opère d’un point de vue épistémologique dans la loi de surabondance, qui s’émancipe par rapport à la logique d’équivalence présidant à la justice. (À cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique mais éthique).
Une réflexion sur la justice se dégage à partir de cet horizon d’une redéfinition épistémologique des conditions de vérité qui donne pleinement son droit à la liberté de l’interprétation. Vous ne cessez de faire se répondre l’action et l’interprétation. La justice est-elle alors l’apprentissage de la modestie pour la pensée ? A-t-elle pour fonction de compenser l’hybris dont la recherche de la vérité peut être l’expression ? Ou bien faut-il donner à l’imagination interprétative, dont elle surgit, une visée plus décisive que la simple sanction de la fin des absolus ? La question tourne autour de l’imagination interprétative et de son audace critique.
Cornelis Castoriadis nous prévenait contre une certaine instrumentalisation politique du sens du tragique dans la société : « Que des gens meurent de faim aux Indes, cependant qu’en Amérique et en Europe les gouvernements pénalisent les paysans qui produisent « trop », c’est une farce macabre, c’est du Grand Guignol où les cadavres et la souffrance sont réels, mais ce n’est pas de la tragédie, il n’y a rien là d’inéluctable. Et si l’humanité périt un jour à coups de bombe à hydrogène, je refuse d’appeler cela une tragédie. Je l’appelle une connerie ».
La justice, plutôt qu’une recherche de ce qui est encore utopique, n’est-elle pas la revendication de ce qui est bel et bien possible, et, ce faisant, exigible ? N’est-ce pas d’ailleurs dans la conscience de cette possibilité que s’enracine l’indignation face à l’injustice, bien plus que dans l’espérance d’un monde possible ? La justice est à considérer comme le terme d’une « visée éthique », en engageant l’autre, non plus simplement comme « tu », mais selon une exigence d’égalité tournée vers chacun. D’abord l’orientation vers autrui de la vertu de justice. On n’excelle en rien, sans tenir compte d’autrui. La visée du juste se projette en avant comme tâche à remplir, individuelle ou collective.
Cette visée éthique est visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans des institutions justes.
L’institution n’est autre que « la structure du vivre-ensemble » d’une communauté historique – peuple, nation, région, etc. L’institution apparaît à la fois comme l’élément qui actualise tout désir de justice. Au plan téléologique (ss : but, finalité), ce sont ces institutions justes qui sont visées ; au plan déontologique, c’est l’affrontement entre plusieurs normes et la régulation par des mesures procédurales destinées à protéger l’égalité de tous devant la loi ; au plan pragmatique, c’est la confrontation entre ces règles et les relations de domination qui sont aussi des institutions (cf. La superstructure dans l’analyse de la société de K. Marx).
Les institutions ont une temporalité à leur échelle, vulnérable à l’irrévocabilité et à l’imprévisibilité.
La visée éthique portée par l’exigence de justice contredit autant l’individualisme forcené qui repousse l’étranger dans la haine ou l’indifférence que le rêve d’une communauté d’amour, qui n’est pas sans tourner très vite au cauchemar, comme le relevait déjà Freud dans Malaise dans la civilisation, puisqu’elle ne peut s’établir qu’à la condition « qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups ». Il appartient à l’institution, d’être ce « lien entre le propre, le proche et le lointain », afin que l’autre soit reconnu en tant que lui-même, comme étranger.
L’ expérience éthique moderne a affaire avec le cynisme de l’ultra libéralisme individualiste, ou mieux, du néolibéralisme (cf. pape François et Edgar Morin). La question est alors de savoir s’il y a une exigence éthique, aussi radicale que les passions, lesquelles entretiennent l’état de guerre et suscitent la mort violente, passions que Thomas Hobbes concentrait dans la rivalité et la recherche de la gloire.
Y a-t-il une exigence éthique qui rende possible la sortie de cet « état de nature » autrement que par un renoncement au droit propre à la violence ? (cf. J.J. Rousseau ; Eric Weil)
La réponse s’amorce dans la demande de « reconnaissance », qui s’exprime par l’indignation contre le déni de reconnaissance sous toutes ses formes, culminant dans l’humiliation, le refus de respect. La reconnaissance est ici à comprendre, comme y invitait Hegel, comme désir d’ « être reconnu ».
La demande de reconnaissance porte alors sur l’identité personnelle et collective, ce noyau d’ipseité, à la fois narrative et morale. C’est alors que se repose la question de l’institution et de la chaîne des institutions comme des lieux de reconnaissance. C’est ce que fait Hegel dans le parcours institutionnel des Principes de la Philosophie du Droit (famille, société civile, société politique) ou Jean-Marc Ferry dans les Puissances de l’expérience, traitant des systèmes sociaux comme des « ordres de la reconnaissance » ou Luc Boltanski dans les Économies de la grandeur. En cherchant à justifier son rang, dans un ordre de grandeur en fonction de critères chaque fois différents (la réputation, la fonction domestique, industrielle, économique, politique), chacun ne signifie-t-il pas sa quête de reconnaissance ? N’apparaît-elle pas vitale et violente quand elle lui manque ?
Gérard Leroy, le 5 juin 2020