Pour Bernard S., fraternellement, 4/8
Réfléchissons à cette hypothèse qui propose que la déchirure du rideau du temple au moment où Jésus meurt sur la croix, signifierait l’annulation de la séparation de l’espace sacré du profane qui ne seraient plus qu’un seul et unique espace. Exit, avec Jésus, les lieux sacrés et les lieux saints. Le rideau qui séparait le profane et le sacré s’est ouvert pour ne plus les distinguer.
Si cette signification est portée par le désir bien compréhensible de contrer nos sacralisations débridées encombrant et l’espace profane et l’espace liturgique, je partage cette aspiration avec Bernard S. Il y a un culte de la liturgie en soi, qui idolâtre la liturgie jusqu’à défigurer Dieu. Quand la liturgie devient culte, comme une fin en soi, on se focalise sur le rituel et on renvoie Dieu sur la touche.
Une autre signification du voile déchiré est à verser à l’inventaire. Le verset de Matthieu (Mt 27, 33s, qu’on retrouve incomplètement dans Mc 15, 38 et dans Lc 23 44-49), signifie l’importance de la mort de Jésus pour l’histoire du salut. Ce rideau, que le Grand prêtre du Sanhédrin est seul autorisé à franchir une fois par an, isole en effet le « Saint des Saints « (cf Ex 26, 31-37). Le Livre de l’Exode détaille sa mise en place et son but : « (…) Il marquera pour vous (les juifs) la séparation entre le Saint et de Saint des Saints » (Ex 26, 33). Le rideau marque l’espace du Temple réservé à l’Arche. La déchirure peut aussi signifier le libre accès auprès de Dieu. Jésus meurt. Ce faisant l’accès à Dieu impensable avant l’irruption de Dieu parmi les hommes, est désormais rendu possible par la visibilité de Dieu en Jésus-Christ. C’est une autre signification.
Le symbole du libre accès auprès de Dieu (cf. He 6, 19-20 ; 9, 3 ; 6, 12) traduit encore le présage de la fin du Temple. En Mt 27, 52s la terre tremble, les morts sortent des tombeaux, le cosmos est à un tournant et les disciples sont témoins d’une nouvelle ère. La vision de toute la communauté chrétienne liait à la Résurrection de Jésus toute installation auprès de Dieu (à la droite) et l’inauguration de son Royaume de gloire, l’intronisation définitive, l’irruption de l’eschaton.
Le défi d’aujourd’hui dans un monde sécularisé, c’est la reconquête du symbolique, qui unit. Mais « Sacralité » n’est pas nécessairement bondieuserie. Qu’est-ce qu’une sacralité ? C’est ce qui ne se marchande pas, ne se négocie pas, c’est ce qui polarise la limaille et fait d’un tas un tout. La sacralité est ce qui dépasse les hommes et qui peut les unir. À eux de choisir.
N’est-il pas possible de proposer un sacré partageable, un sacré qui soit un pont, qui relie la rose et le réséda. Je ne vois que la fraternité qui remplisse ces critères. Le lavement des pieds en est l’emblème. C'est en effet une valeur transversale, universelle, que l'on trouve dans tous les héritages d'Orient et d'Occident, dans les sagesses religieuses, dans les morales profanes et les idéaux des Lumières. La notion de sacré est plurielle. Elle est donc comprise différemment selon qu’on l’aborde dans l’anthropologie, l’histoire des religions, la théologie dogmatique. Le sacré reste cependant un concept fondamental de la religion.
L’expérience religieuse montre que l’expérience du sacré décrite précédemment, est fondamentalement l’expérience de sa précarité soulignée par le monde profane, aujourd’hui sécularisé. Le sacré se révèle comme lié à l’amour et à la mort. Mais c’est quelque chose de voilé et d’ambigu. Le sacré se montre nécessaire et libre. Nécessaire en tant qu’il garantit le sens de l’homme dans son rapport à la transcendance et au monde ; libre car l’homme ne peut pas exiger mais seulement « espérer », comme une « grâce » qui nous est envoyée par un « mystère », lequel est fondement sacré de l’être-homme ; ce que révèle la philosophie de la religion, qui reste redisons-le, une des approches du sacré.
La théologie biblique, elle, n’y va pas par quatre chemins et montre comment la « sainteté » de Dieu révélée par l’Ancien Testament, est une intervention de salut qui se présente comme axe de l’histoire. Le Nouveau Testament précise (Ro 1, 7, 1 ; Co 1, 2) que le salut est donné en Jésus seul.
Yahvé est le Saint d’Israël parce que, par l’élection et l’alliance avec lui, Yahvé fait de son peuple un domaine qui lui appartient, à l’intérieur de l’histoire. Ce qui est donc, par rapport au profane, une réalité culturellement séparée (c’est le sens étymologique en hébreu pour sacré et saint). La déchirure du voile vient abolir cette séparation.
La théologie dogmatique maintient en même temps la frontière qui sépare Dieu et la créature. Karl Barth aimait à dire : « Dieu est au ciel et toi tu es sur la terre ». Tout le mystère de Dieu se tient là : à la fois dans son altérité et dans sa proximité.
Gérard Leroy, le 29 juillet 2022