Pour Bruno, que j'embrasse,

   À la question du Christ à ses disciples les philosophes, même incroyants, ne se dérobent pas. Loin s’en faut. Car le Christ, depuis son apparition, n’a cessé de hanter l’humanité.

Au temps où la philosophie et la théologie faisaient route ensemble, aucune autre réponse que celle de la foi ne se présentait. Le Christ est le Fils du Dieu vivant, reconnaissait-on, laissant à la théologie le soin de développer cette affirmation. 

Vint le moment marqué par les philosophes des Lumières, où la philosophie a voulu voler de ses propres ailes et s’est émancipée. Le sort philosophique du Christ a suivi le destin contrasté de la relation entre raison et Révélation, foi et savoir, et autres binômes équivalents. Le problème du Christ au regard de la philosophie est solidaire et inséparable d’une conception de la philosophie et de son rapport avec la religion. Plutôt que de se pencher sur la personne historique de Jésus-Christ, la philosophie s’est détournée de l’histoire pour s’en tenir au chantier de la métaphysique chère à St Anselme, St Thomas d’Aquin ou Descartes. 

Martin Heidegger a analysé le thème de la mort de Dieu dans le Gai savoir, comme la fin de ce qu’on a désigné d’ « onto-théologie ». La métaphysique a évolué au cours de son histoire jusqu’à son apocalypse que Nietzsche a sonné. La volonté de puissance existait déjà au temps des Grecs. Heidegger montre même que Platon est un petit Nietzsche. Quel genre de pensée peut survivre à Nietzsche ? La riposte de Heidegger surgit quand il effectue le tournant dans la pensée de l’être.

Recentrons-nous sur la question de Jésus à ses disciples : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » La mise à l’écart de la métaphysique n’occulte pas l'histoire. J'invite à délaisser toute approche métaphysique et absolutiste de la vérité pour aller au fait chrétien dans sa positivité historique. Réjouissons-nous d'entendre que s’il est donné à l’homme d’aller à Dieu, c’est par le Christ, exclusivement, que s’offre cette ressource.   

Pour qui a commencé à s’intéresser à la présence du Christ dans la philosophie, la grande surprise vient du silence des historiens et des critiques sur ce sujet. L’historicisme a été étrangement aveugle, remarquait Xavier Tillette. À croire que le laïcisme de certaines philosophies l’a contaminé. Le Christ des philosophes en vint à être le grand absent de la critique philosophique. C’est à peine si l’on a signalé la place fondamentale du Christ dans la philosophie de Spinoza. Le Christ a aussi joué un rôle-clef dans la métaphysique kantienne, étant l’anneau manquant qui unit la Loi morale et le ciel étoilé. Il n’est pas moins central dans la Doctrine de la science de Fichte, dont il est l’auteur originel. 

N’oublions cependant pas l’intuition spéculative de la mort du Christ dans les Leçons sur la philosophie de la religion de Hegel. La spéculation saisit en même temps l’opposition des déterminations du Christ et le passage de l’une à l’autre. Dans la mort du Christ se révèle l’identité dialectique où la divinité va jusqu’à jusqu’à l’extrême de sa désappropriation dans la finitude, tandis que la finitude ouvre, par la négation de sa nature humaine, à l’universalité divine. « Le Christ de Jésus est la négation de Jésus » disait Paul Tillich.

Le Vendredi Saint spéculatif, tout spéculatif qu’il est, n’a pas coupé le lien initial avec le Vendredi Saint de l’histoire en lequel se révèle l’identification de l’absolument concret et de l’absolument universel.

 

Gérard Leroy, le 31 octobre 2019