Dieu peut-il être concerné par les différentes approches du temps par les grecs anciens qui impliqueraient qu’il y a un temps en Dieu ? Le concept de temps ne traduit pas exclusivement le Χρονοσ (chronos) qu’Aristote définit comme la mesure du changement d’un état entre un avant et un après. Ni l’image mobile de l’éternité comme le traduit le Timée de Platon. Ce temps-là, en effet, ne peut aller à Dieu dont la simplicité et la perfection de l’Acte pur ne peuvent conjuguer avec la mutabilité.
Le Χρονοσ d’Aristote n’est pas la seule approche du temps dans l’Antiquité grecque.
Le Καιροσ (kairos) est une autre approche du temps, qui désigne un temps particulier, celui de la venue du salut, de la parousie, voire du Messie. C’est cette approche paulinienne de la temporalité que Martin Heidegger appelle le temps kairologique. Le mot kairos, très usité dans l’anthropologie médicale grecque aussi bien par Hippocrate que par Galien ou encore Sextus Empiricus, désigne le temps opportun pour intervenir dans la maladie. On rencontre le terme dans l’évangile de Jean, où kairos s’articule sur le concept de krisis. Le kairos renvoie en l'occurrence à une situation critique dans laquelle le jugement et la décision s’imposent. La venue du Fils de Dieu s’inscrit dans le kairos.
Autre est le sens de la troisième approche grecque du temps désignée par le terme αιων (aion). αιων est une manière de donner sens à l’éternité se rapportant au temps. Dans l’iconographie grecque, aion c’est l’éternel enfant, la source qui ne cesse de couler. Héraclite, rattachant le temps à l’idée d’enfance perpétuelle, écrivait : “Le temps ( αιων) est un enfant qui joue aux dés. À cet enfant appartient le royaume.” Cette image a été reprise par Nietzsche.
On sait qu’Heidegger a contesté ces thèses dans sa thèse Être et Temps. C’est Boèce qu’Heidegger a dans le collimateur, et son concept d’eternitas, comprise comme sempiternas —temps sans fin—. L’image de l’éternité est ici celle d’un écoulement qui durera indéfiniment, hypothèse concomitante avec une éternité comprise comme nunc stans —éternel présent—, instant fugace, intersection imaginaire entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore.
En toutes ces approches le temps ne se comprend que en référence ou par contraste à l’éternité (cf. Les Énnéades de Plotin). Woody Allen ironise dans le même sens quand il dit : “L’éternité c’est long... surtout sur la fin !”
Dieu peut-il être concerné par ces concepts qui impliqueraient alors qu’il y a un temps en Dieu ?
Cette façon de dire Dieu ne peut que traduire la manière anthropomorphique de parler de Dieu. Si Dieu échappe aux catégories de la pensée, toute tentative d’exprimer Dieu reste vaine devant l'inobjectivable. Les mots humains, qui ne peuvent parler de Dieu qu'à partir d'un mouvement qui tourne l'homme vers Dieu, ne parviennent qu'à proclamer, au-delà de toute affirmation et de toute négation, la suréminence de Dieu. Nous sommes un peu “petit-bras” pour parler de Dieu. Les mots attribués à Dieu substantiellement défaillent quant à ce qu'ils expriment. La visée dépasse l'expression (cf. Th. d’Aquin, Summ. Théol. Ia, qu. 13). Quand je dis “Dieu est bon”, je ne considère pas le mot “est” comme un verbe, mais comme la copule qui donne au terme “bon” la substantialité de Dieu. La bonté de Dieu pré-existe en Dieu selon un mode suréminent. Il n’appartient pas à Dieu d’être bon. Disons, comme Augustin: “Parce qu’il est bon, nous sommes”.
Si le temps est limite, s’il marque la finitude, il ne peut donc y avoir de temps en cet être transcendant qui, par nature, dépasse les catégories.
Le fini et l’infini ne sont pas du même ordre. L’in-fini ne peut donc être ni opposé ni analogue au fini; une suite indéfinie de finis ne peut donner que du fini, incommensurable certes, mais fini.
Peut-on enfin, question conséquente, dire que Dieu ne peut avoir de plan parce qu’il ne peut y avoir de temps en Dieu ? Ne serait-ce pas alors assimiler le plan au projet, en amont d’un faire qui dure un certain temps ? C'est un présupposé à visée anthropomorphique à remettre en question que d'assimiler le plan de Dieu à un projet humain. Le plan de Dieu peut se concevoir comme un vouloir d’une création inscrite dans le temps comme Χρονοσ, tendue vers l’a-temporalité d’un horizon eschatologique où précisément l’être-homme passé par la mort est accueilli selon le plan de salut de Dieu, que Paul inscrit dans le dessein de Dieu.
Gérard LEROY, le 1 avril 2017