à mes amis Véronique Schürr, Jean-Claude Ghisgant et Alain Fraïssé, et à tous les “porteurs” de l’association “Ethique, regards et perpectives en Languedoc-Roussillon”.
 

   Je propose ici un consensus autour de l’approche de P. Ricœur de la valeur, comme lieu de rencontre de la visée éthique et de la norme morale. Les ressources de la visée éthique constituent des entités durables, avec, d’une part leur prétention à l’universalité et d’autre part la marque particularisante imprimée par des cultures déterminées. Les conflits de valeurs dans l’histoire tiennent en effet leur objectivité du fait de leur inscription dans une histoire —elles sont inscrites dans la tradition—, et de la neutralité même de l’institution et de la règle. La notion de valeur apparaît comme un mixte du jeu des libertés et des situations. Prenant à ce sujet l’exemple de la justice, Paul Ricœur la désigne comme “un instituant-institué grâce auquel plusieurs libertés peuvent coexister” (1), instituant en tant que la justice s’inscrit dans le premier principe éthique, institué en tant que le droit est lié à l’histoire.

De l’interdiction

La norme peut désigner un type de conduite ou de comportement auquel je me conforme. “C’est normal”, autrement dit “c’est comme la majorité des comportements”. La norme se présente plus comme la prescription d’une règle objective, qui m’oblige, qui se présente comme une “norme-obligation”, qui a valeur morale. Sous cette notion de norme se rassemblent trois notions: l’interdit, l’impératif, la loi.

À partir de la valeur on passe à la morale, au commandement impératif duquel émergent l’autorisation et l’interdiction, à la loi. La première loi est formulée par un impératif négatif  : “Tu ne tueras pas”, donc par une interdiction. Elle est le rempart contre nos pulsions, contre nos désirs qu’elle refoule et qui surgissent d’un intérêt égoïste contre “un préférable déjà objectivé” (2). Le devoir devient la règle sévère en lien avec la liberté d’autrui. La liberté est donc contrainte. La morale met les valeurs à l’abri de l’arbitraire.

Pourquoi le commandement s’exprime-t-il sous la forme négative (3)  : “tu ne tueras pas” (4), “tu ne voleras pas”, “tu ne mentiras pas”, ou sous l’intimation : “tu aimeras ton prochain comme toi-même” ? La prescription implique la possibilité de transgression que veut empêcher l’interdit.

L’interdit signifie une fracture, une scission, dit P. Ricœur, “qui résulte de la quasi-transcendance des valeurs par rapport à nos désirs non conformes, donc déviants” (5).  L’interdit défend, autorise, pose des barrières et ouvre à l’intérieur de celles-ci un espace pour le libre-agir. L’interdit barre la route à l’envie (de meurtre, d’inceste, de mensonge), aux pulsions dévastatrices. Car céder à ces envies ou à ces pulsions reviendrait à laisser place au chaos indifférencié d’une violence généralisée, universelle. Le rôle de l’interdit est précisément d’empêcher cette confusion généralisée porteuse de mort. Le rôle de l’interdit est encore, par voie secondaire, de créer des possibilités. À l’intérieur de l’espace délimité par les barrières que pose l’interdit se déploient toutes formes de capacité dynamique de liberté. Ainsi la prohibition de l’inceste ouvre-t-elle la possibilité d’échange— cause finale de cet interdit. L’interdit ne se comprend en sa dimension éthique que s’il se prolonge dans son effectuation négative de la défense, et dans son effectuation positive de l’échange. Ainsi, l’interdit du meurtre empêche-t-il la possibilité pour chacun d’en être victime, et permet-il l’aménagement de la convivialité et l’instauration d’une “pratique cordiale de l’altérité”. Ainsi l’interdit du mensonge empêche-t-il la confusion et permet-il la communication et le dialogue.

L'impératif

L’impératif s’emploie à la deuxième personne du singulier : “tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain” (6). Ces prescriptions indiquent un avenir pour le sujet singulier, éthique, et/ou sa communauté d’appartenance. En l’occurence il s’agit bien entendu du peuple d’Israël auquel cette prescription est adressée. Ces prescriptions sont formulées au futur.  Mais ce futur commence dès maintenant. Cette injonction, marquant l’absoluité de la prescription, est vraie pour aujourd’hui et pour demain. À vrai dire, le verbe en hébreu étant à l’inaccompli, la tâche peut être perçue comme permanente, et par effet secondaire inchoative. Il y a comme un caractère inachevé du devoir, un devoir pour le sujet singulier, pour sa communauté, son peuple auquel s’adresse Celui dont l’autorité est toujours rappelée comme le sauveteur, le sauveur, le guide, la force qui l’a fait sortir d’Égypte (7).

Le moment terminal de la loi

Le monde tient sur trois choses : sur le droit, sur la vérité, et sur la paix”, aime à se souvenir E. Lévinas (8). Le droit est octroyé par la loi, dont le principe est précisément l’aspiration à faire respecter la sécurité de chacun et le bien des personnes.

L’impératif et la loi constituent, selon P. Ricœur, le moment terminal de la démarche qui va de l’intention éthique à la morale. L’impératif opère une “scission” entre la raison et le désir, en ce que “une volonté sensée, normée, [qui] commande à une volonté arbitraire” (9), laquelle doit se soumettre. Les trois pôles de l’agir se présentent donc ainsi : “ma liberté, ta liberté, la règle” (10). L’impératif et la loi ne sont pas premiers, sinon comment comprendre qu’ils puissent être chemins de liberté et de reconnaissance mutuelle ? Et la loi est indispensable en ce que l’exigence d’universalisation qui la sous-tend réserve à tous, malgré chacun, le bénéfice supposé qui l’a causée.

Dialectique difficile à supporter entre analyse et réflexivité, s’appuyant sur une exigeante herméneutique de l’ipséité. Tel semble être le dessein de Soi-même comme un autre, qui se profile au travers de questions. L'ouvrage Soi-même comme un autre implique un défi aux philosophes qui ont dénié le sujet et la question du sens. P. Ricœur veut comprendre “ce que je dis quand je dis : “soi-même”. Il passe de la problématique du sujet à la problématique de l’identité. La question n’est plus : “Qu’est-ce que l’homme ?”, mais “Qui suis-je ?”, “qui parle ?”, “qui agit ?”. La philosophie éthique et morale vise à déterminer le sujet de l’action à partir des catégories de bon et d’obligatoire. “Qui se raconte ?” Raconter est manifestation de la liberté. C’est rendre digne l’événement raconté. “Qui est responsable?” L’altérité est précisément la tâche éthique de transformer le tiers exclu en tiers inclus. P. Ricœur ne comprend pas l’homme sous le signe de la finitude. L’homme est un être double : fini, et ouvert à l’infini qui ne supprime pas la finitude, l’infini auquel l'homme aspire aussi bien dans sa connaissance que dans son agir pratique ou sa vie affective.

La loi universelle, sans considération des situations particulières peut être inhumaine. Le conflit entre universalité de la loi et les particularités des situations (cf. le Code d’Hammurapi, situationniste) constitue le tragique de l’action éthique, exigeant l’art de négocier la meilleure solution entre le respect dû à la loi et la reconnaissance des situations particulières.

Avec le concept de loi l’universalisation de la règle est établie. On rejoint le formalisme de la morale kantienne, lequel semble être cautionné par le concept de loi naturelle que Thomas d’Aquin avait déjà thématisé (11). Il y aurait unité et universalité anthropologiques entraînant l’unité et l’universalité éthiques des préceptes fondamentaux de la conduite humaine. Il y aurait, par-delà les évolutions historiques et les adaptations historico-culturelles des structures de la société humaine, une identité humaine fondée sur des préceptes premiers. Disons que, de ce point de vue, éthique et anthropologie sont liées, comme désir et norme, comme structures et orientations morales fondamentales.

Mais alors, si  des finalités assignées aux conduites sont déjà qualifiées, déterminées, du même mouvement, ontologique et éthique, le concept de nature humaine n’est pas neutre. Le risque est alors d’attribuer à la nature humaine la fonction de régulateur moral fondé sur les finalités ontologiques invariables, alors qu’on ne peut jamais présenter ces finalités, ces déterminismes, aux instances déterminantes sans permettre un jugement fondé par la raison pratique. L’universalité est à la fois l’universalité de la nature humaine ontologiquement donnée, imposée, et d’une loi morale qui doit s’y plier.

 

Gérard LEROY, le 2 décembre 2011

  1. Paul Ricœur, Avant la loi morale, l’éthique, p. 65.
  2. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Le Seuil, p. 45.
  3.  id. p. 65.
  4. Il faut redire que Emmanuel Lévinas voit dans ce qu’il appelle “l’épiphanie du visage” d’autrui, l’expression même d’une hauteur qui s’oppose, en son infinité, à toute tentative de meurtre; l’absolument Autre se présente comme “la résistance de ce qui n’a pas de résistance — la résistance éthique”.
  5. id. p. 65.
  6. Ex 20, 13-16.
  7. Tous les membres du peuple d’Israël sont sujets de la loi. L’impératif qui s’adresse à eux n’a de sens que s’il permet de construire, non pas des lots de vie côte-à-côte, mais une communauté de vie, de destin. Cet aspect social renvoie à la force de la loi, mue non par une raison individuelle, mais par la raison à l’œuvre dans l’inter-locution, l’interaction, chère aux philosophes de l’éthique communicationnelle, tel J. Habermas.
  8. cf.Pirqé Avot, Traité des Pères.
  9. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 45.
  10. id. p. 45.
  11. Dieu a donné une loi aux hommes, cf. Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, L III, Ed. Lethielleux, chapitre 114, p. 555; cette loi lui impose un comportement raisonnable vis-à-vis des biens corporels et sensibles, id. chapitre 121; les lois positives doivent être conformes à la nature, id. chapitre 123.