Pour Jean d'Alançon, en hommage amical

   L’on entend dire ici et là de notre époque qu’elle est en crise. Qu’entend-on par là ? D’abord que nous faisons le constat d’une rupture avec un temps passé sur lequel on ne reviendra pas, la modernité, ce mouvement qui prolonge la philosophie des Lumières et qui promeut le progrès scientifique, la laïcité, la reconnaissance de la pluralité culturelle et religieuse etc. Mais ce que nous soulignons surtout par là c’est que notre présent s’est délesté de toute idéologie, au point que depuis la chute du mur de Berlin on a coutume de dire que nous sommes entrés dans la post-modernité

Les fondements de notre civilisation, dont les racines ont été, plus particulièrement depuis la Renaissance, posés dès l’Antiquité, ont-ils fait leur temps ? C’est ce que semblent prétendre ceux qui entretiennent le goût morbide pour l’inquiétude. Sans vouloir prétendre faire le bilan de cette civilisation, nous pouvons cependant constater l’impasse à laquelle elle a conduit dans plusieurs domaines et dont nous vivons présentement les premières manifestations fortes, annoncées depuis des décennies. 

Toute action déclenchée par un individu a des effets d’une portée plus ou moins lointaine. C’est bien ce qu’avaient remarqué les Grecs anciens qui entendaient par « jugement immanent » le fait que toute action humaine porte en elle son effet. « Ce que l’homme sème, il le moissonnera », dit saint Paul aux Galates (Ga 6, 7s). 

Ne pouvons-nous pas voir dans la crise de ce moment qu’on tient à désigner comme « crise de civilisation » un jugement immanent, dont la responsabilité incombe non à quelque Dieu vengeur mais à l’humanité elle-même ? La Bible elle-même use de l’expression «jugement immanent», pour le rapporter à la « visitation » de Dieu lorsque Dieu « visite » son peuple, ou les nations pour les « châtier ». C’est que signifie le verbe hébreu «paqad» qui signifie que Dieu a une part dans le jugement immanent. 

On peut le vérifier par deux fois : le jugement immanent est le fait des «lois» naturelles mêmes que le Créateur a inscrites dans sa création et qui, non respectées, se retournent contre la création et contre l’homme. Et ensuite, comme la prédication prophétique de l’Ancien Testament l’atteste, le jugement n’est jamais sa propre fin. Car la fin, c’est le salut. 

Nous vivons indubitablement la crise de civilisation comme un kairos pour user de ce terme grec qui qualifie le temps spécifique de crise. Paul Tillich thématise ce terme du Nouveau Testament, qui désigne le temps (vertical) de Dieu faisant irruption dans le temps (horizontal), chronos, en appliquant ce terme à telle situation décisive, soit au plan personnel soit à un plan collectif. Car le kairos est à considérer comme un temps décisif, un moment de choix dans le temps qui s’écoule, un temps favorable, dans le sens d’une conversion, d’un changement de mentalité (metanoïa), du fait que l’être humain individuel et toute l’humanité se placent devant Dieu et se laissent, pour le dire en langage biblique, recréer à son image. C’est dans ce sens un temps de grâce dans, avec et à travers le jugement, réel et incontournable. 

L’actualité publique nous offre chaque jour de beaux exemples d’agitateurs d’idées sombres, de Cassandre de bistroquet. Il ne s’agit pas de dénoncer les crises que nous traversons, il ne s’agit pas davantage d’encourager la paresse, l’indifférence ou la passivité. Le sens apostolique nous invite, en revanche, à prendre en considération ce temps de crise, et d’ouvrir les consciences sur les limites d’un horizon restreint, coupé du sens de l’histoire que lui fournit en revanche l’Événement de Jésus-Christ.

 

Gérard LEROY, le 9 février 2018