Pour Henri-Luc, en hommage amical
   La seconde guerre mondiale finie, se prolonge le courant de la philosophie dite de l’Esprit, emmené par René Le Senne à la Sorbonne et Louis Lavelle au Collège de France. Ensemble, ils dirigent la collection du même titre chez Aubier. 

La philosophie s’étend à d’autres qu’aux spécialistes auxquels elle était réservée. L’existentialisme est suivi comme une mode, qui sera bientôt suivie par le structuralisme. Les débats se recentrent sur le sens de l’existence, individuelle et collective. On a alors affaire à trois courants qui animent la vie intellectuelle : le marxisme, l’existentialisme, et le structuralisme. Le christianisme n’est pas absent des débats ; sans système revendiqué,  il se situe dans le courant du personnalisme des années 30. Une rupture avec les philosophes de l’esprit s’opère avec la publication des ouvrages de Sartre et de Maurice Merleau-Ponty. Représentée par Gabriel Marcel et Nicolas Berdiaev la philosophie de l’existence est évidemment bien plus ancienne que l’existentialisme qui, à proprement parler, désigne la doctrine sartrienne qui veut que “l’existence précède l’essence”. Voilà le principe de liberté radicale “libéré” d’une norme qui le contraignait.

 À cette époque on a opposé l’existentialisme athée de Sartre à l’existentialisme chrétien de Gabriel Marcel. Que signifiaient ces appellations pour le moins ambigües ? Elles soulignaient la différence radicale entre le théisme et l’athéisme. Derrière cet effet le recours à une même méthode subsistait : on réfléchissait à l’être-au-monde, plus qu’à l’opposition classique du sujet et de l’objet. On procédait à une analyse phénoménologique d’une liberté en situation. On insistait sur le rapport de la conscience au corps, sur les relations inter-subjectives, sur la temporalité et l’historicité. La philosophie de l’existence, après la guerre, se pose comme présupposé des débats.

Le climat de la philosophie française est alors sous influence, celle de la philosophie allemande, en particulier d’Husserl et des phénoménologues. On n’en restera pas là. On, Merleau-Ponty en particulier, revisite Hegel. Martin Heidegger attire l’attention après un temps de disette que va rompre Jean Beaufret (Être et Temps, la thèse de Heidegger, est soutenue en 1927). On retient de cette thèse le Dasein qu'on traduit par "réalité humaine". Comme “être-au-monde”, le Dasein a toujours une compréhension de son être et du monde où il se constitue comme projet, comme pouvoir-être. Un être jeté au monde s’y oriente en projetant ses possibles. Le Dasein a à être, et il est ce qu’il devient. On relève, dans le thèse de M. Heidegger, que l’être est un “être-vers-la-mort”. Heidegger est rangé dans la catégorie des existentialistes athées. «La philosophie elle même en tant que telle est athée, dit-il, lorsqu'elle se comprend de manière radicale». Condition préalable : que son questionnement ait pour objet la vie dans sa facticité en tant qu'elle se comprend elle-même à partir de ses propres possibilités de fait.

L’énergie de l’homme est alimentée par l’angoisse (qu’Heidegger nomme le “souci”) devant la mort. Ce “souci”, Die Sorge, reflète selon Jean Greisch, “que la structure formelle du Dasein consiste dans le fait qu'il est un étant pour qui dans son “être-au-monde”, il y va de son être”. “Le Dasein, ontologiquement compris, est Souci” (Être et Temps trad. Vezin p. 91)

L’homme est jeté, situé dans le temps (“l’horizon de l’être”),   asservi dans ce monde fini. C’est le néant qui, dans l’expérience de l’angoisse, donne à l’homme sa transcendance, le sérieux de sa dignité, et aussi le courage de vivre, de créer même, une civilisation elle-même périssable et caduque, comme l’a souligné saint Augustin après la chute de Rome. Paul Ricœur en est venu, à ce propos, à se demander comment l'homme, dans sa fragilité, maintient son effort d'exister et son désir d'être. «L'homme, disait-il, c'est la joie du Oui dans la tristesse du fini.»

En 1946, la lettre qu’Heidegger adresse à Jean Beaufret (Lettre sur l’humanisme, Aubier) révèlera la coupure définitive des deux existentialismes, heideggerien et sartrien.

 

Gérard LEROY, le 3 août 2016