Pour Fr. Fabien, Franciscain et psychologue, en hommage amical

Extrait d'une conférence donnée au CMPP de Narbonne, le 27 mai 2011

   Au début du XXe s. la question s’est posée. L’intelligence est-elle le fruit d’apprentissages cumulés, est-elle acquise ? ou est-elle innée ? Est-elle multifactorielle ? Peut-on la mesurer ? Toutes ces questions se poursuivent encore aujourd’hui.

Dans les années 50, on a voulu savoir si les bébés de moins de 6 mois étaient capables de faire la différence entre deux objets de formes géométriques différentes (un rond et un carré). On s’est aperçu que les bébés préféraient une forme plutôt qu’une autre, et on a conclu qu’ils faisaient la différence entre les objets.

Jean Piaget (photo ci-dessus), le père de la psychologie cognitive, a vérifié que le bébé est contraint de saisir un objet qu’il voit pour comprendre le monde des objets. Il faut donc à ce bébé acquérir la locomotion autonome pour comprendre l’organisation de l’espace, puis acquérir la conscience de la permanence de l’objet, qui continue à exister quand il ne le perçoit plus (# 9 mois). Pour le bébé l’objet “maman” reste présent même quand il ne le voit pas. Souvent elle s’arrange pour se faire entendre. N’est-ce pas un apprentissage remarquable de la permanence de l’objet ? Tant et si bien que le bébé, comme par réflexe, apprend qu’en gémissant ou en pleurant il peut faire venir à lui des objets qu’il désire, le biberon ou sa mère.

Il semblerait que tout s’organise à partir d’une perception de l’espace et du temps mêlés.

Pour Piaget le développement de l’intelligence est le fruit d’un processus d’adaptation, dans lequel interagissent les structures mentales, innées, et l’acquis, autrement dit la prise en compte du monde extérieur, des données permettant de s’adapter et d’adapter sa structure mentale afin d’assimiler les nouvelles données auxquelles il s'accommode.
Si bien que, de ce point de vue, l’intelligence traduirait la faculté d’adaptation mentale comme instrument des échanges entre le sujet et le monde environnant. Mais des études sur les capacités précoces du nourrisson ont fortement ébranlé les théories de Piaget et donné un vrai coup de pouce au nativisme.

Le linguiste structuraliste Noam Chomsky, qui s’opposait radicalement au “constructivisme” de Piaget, prétend que le bébé humain est programmé génétiquement pour le langage. À partir de là une nouvelle forme d’innéisme va se développer et, en 1975, ceux qu’on appelle les nativistes, confortés par la théorie de Chomsky, prétendent qu’il y a des connaissances indépendantes de toutes interactions avec le milieu. Les bébés sauraient.

Les expériences américaines autour de bébés laboratoires agacent un bon nombre de chercheurs français pour qui cette réactivation de l’innéisme est un scandale.

Aujourd’hui, le cadre du développement cognitif proposé par J. Piaget ne fait plus l’unanimité. À partir des années 1990 apparaissent de nouveaux modèles de développement. Finie la progression par stades. Mais les descriptions de plus en plus fines d’un développement des connaissances dans les premiers mois ouvrent de nouvelles voies et semblent se retourner contre la nativisme. Les théories actuelles penchent en faveur d’une progression graduelle de l’intelligence, quasi continue.

Avec l’arrivée des neurosciences, les progrès de la génétique, l’apparition de nouvelles techniques comme l’imagerie cérébrale ou l’observation scientifique du comportement des bébés, on assiste à de prodigieuses avancées des connaissances sur les capacités précoces du nourrisson, la variété des stratégies de l’enfant, l’apparition du langage, le développement de la créativité etc.

L'épigénétique, nouveau greffon du progrès, prétend que l’environnement et l'histoire individuelle influent sur l'expression des gènes et sur l'ensemble des modifications transmissibles d'une génération à l'autre. Sans commenter, je me rangerais volontiers au côté de ceux qui pensent que nous ne sommes pas déterminés par une structure physico-chimique, comme l’ont cru des positivistes radicaux —qu’en serait-il des décisions libres—, mais que la culture joue un rôle dans l’évolution du vivant.

Aussi l’intelligence doit-elle prendre en compte la culture de l’individu considéré dans son lien avec le groupe social auquel il appartient. Le développement semble se fonder sur la causalité réciproque entre l’inné et l’acquis. Ce qui n’est pas sans rappeler l’adage de Sartre : “être et se faisant, être ce que l’on s’est fait”. Je suis donc moins porté à dire que la connaissance est innée qu’elle ne s’érige dans le registre étroit de la connaissance sensible. Un nourrisson voyant un objet que l’on déplace, puis qui disparaît de son champ de vision pour y être ramené, se familiarise peu à peu à ce manège. C’est ce que la scolastique appelait l’ habitus, qui désigne précisément l'intériorisation par un sujet de l’objet auquel il aspire; c’est une sorte d’ "empreinte" gravée sur la mémoire de l'individu.

Plus d'un siècle et demi de recherches et de polémiques n’ont pas permis de lever totalement le voile sur le mystère qui recouvre l’intelligence, et encore moins celle de l’enfant. Bien des énigmes demeurent, telles celles de l’autisme ou des enfants surdoués. Mais on semble s’accorder sur la fonction de l’intelligence comme capacité d’adaptation de l’individu au groupe social dans lequel il se meut.

L’avenir de la science psychologique du nourrisson passe par le retour dans le giron d’une psychologie qui prend en compte les capacités perceptives précoces, d’une part, et l’interaction avec la société. Comme si le bébé nous disait : “Tu penses, donc je suis.

Gérard LEROY

le 24 / 7 / 2011