Pour Andrée, en préparation à ses prochains travaux, avec toute ma sympathie

   Toute blessure, légère ou profonde, génère le désir de vengeance, puis le désir de sentence, qui va déclarer coupable celui qu’on tient pour responsable de la blessure qui nous affecte. Il y a en quelque sorte un transfert de la vengeance en justice. Ceux-là mêmes qui ont commis l’offense doivent “payer”, dit-on.

La sentence, comme décision, est due à la loi. Appliquée au coupable elle est due à la victime parce que due à la loi. La visée de la sentence est de rétablir le droit. C’est l’idée de Kant et de Hegel que la première fonction de la sentence est de réparer un trouble public. La sentence dit le droit. Au désordre qui nie l’ordre répond la négation du désordre qui rétablit l’ordre. Voilà la forme dialectique de la négation d’une négation que Hegel donne à ce processus qui définit la sentence.

Le plaignant, lui, est reconnu publiquement comme être blessé, offensé ou humilié. La reconnaissance de ce qui a à être restauré (l’honneur, le respect de soi) est susceptible de contribuer au travail du deuil par lequel l’âme blessée se réconcilie avec elle-même.

En reconnaissant le plaignant comme victime la société reconnaît l’accusé en lui donnant le statut de coupable. Se pose alors la question de savoir si par la sanction quelque chose n’est pas dû à l’opinion publique. L’opinion publique est d’abord le véhicule porte-voix du désir de vengeance. Elle est tirée par l‘affect, elle réclame, elle s’engage, par goût, plus que par argument. Elle se venge. La sentence doit s’établir en écartant la vengeance pour faire place à la justice. La sentence suspend la vengeance. La justice maîtrise et contraint les impulsions. Elle cultive en revanche l’indignation qui s’éloigne du désir de vengeance dès lors que l’indignation s’adresse à l’injustice du mal commis et qu’elle réclame la dignité.

Et après ? La sanction ouvre-t-elle sur un futur ? Le condamné, après s’être acquitté de sa peine, peut-il envisager être pardonné et réhabilité ? C’est là la première difficulté qui fait obstacle au pardon. On ne le désire pas. C’est pourtant possible si le condamné est reconnu au moins comme être raisonnable, responsable, c’est-à-dire auteur de ses actes ? Hegel, qui a posé cette question, poussait le paradoxe jusqu’à soutenir que la peine de mort était une façon d’ “honorer le coupable en tant qu’être “rationnel”.

Nous avons des raisons plus fortes de refuser la peine de mort —ne serait-ce que l’idée que nous nous faisons d’un État qui, en limitant sa propre pulsion de vengeance, s’interdit de se comporter lui aussi comme criminel sous la figure du bourreau.
La sanction, qui exécute la décision, rétablit le droit. Mais certaines punitions ne sont aucunement des réparations, au sens d’une restauration dans l’état antérieur à la faute, parce que en effet certaines fautes n’ont pas de sentence qui leur corresponde. C’est le cas par exemple des meurtres. La punition rétablit peut-être l’ordre, elle ne rend pas la vie.

Une fois sa peine exécutée, le coupable peut-il envisager sa réhabilitation, sa ré-insertion dans la société ? Ce que l’on attend de la peine légalisée que doivent encourir les coupables de l'offense, c’est la reconnaissance et la restauration de ce qui est dégradé. D’abord la reconnaissance des victimes blessées, offensées, humiliées. Puis la restauration de ce qui a été atteint : l’honneur, le respect de soi, la dignité en laquelle les hommes sont tous égaux. C’est à l’Évangile que nous devons d’être passés de l’idée aristocratique qui place la dignité d’un être selon sa naissance, à l’idée que la dignité ne dépend pas du fait d’être bien né ou pas. Idée inouïe à l’époque de Rome et dont notre univers démocratique a hérité. La personne n’est plus traitée comme un moyen mais comme une fin en soi, ce qu’a montré Kant à la fin du XVIIIe siècle.

La réhabilitation concerne tous ceux qui ont partie liée à la blessure, soit qu’ils en souffrent, soit qu’ils l’ont perpétrée. C’est aussi l’ensemble des mesures qui, par delà la peine, visent à restaurer la capacité du condamné à redevenir citoyen à part entière par sa réintégration dans le groupe humain. Il en va de même, si l’on veut prendre en compte toutes les parties affectés par la blessure et la sanction, des familles meurtries, exclues par le mépris d’autrui à cause d’exactions commises par un des leurs.

L’incarcération marque l’exclusion de la cité. Les peines accessoires, quant à elles, entraînent une perte de capacités diverses, juridique et civique.

Tout individu, après purgation de sa peine, accède à la réhabilitation. La réhabilitation est automatique et de plein droit. Elle efface toutes les incapacités et les déchéances, dit le Code pénal (113/16). Il y a effacement. La finalité visée par la réhabilitation de plein droit consiste à effacer des incapacités, rétablir des droits, restituer enfin une capacité fondamentale, celle de citoyen porteur de droits civiques et juridiques. L’idée d’effacement n’est pas exclusivement négative. Car elle introduit dans l’exécution de la peine un projet de rétablissement, de réhabilitation, de re-socialisation.

Ce qu’interdit la notion de “perpétuité réelle”. Cette sentence particulière, la plus grave qu’on connaisse dans le droit français, constitue d’abord un aveu d’impuissance à conduire efficacement le ré-apprentissage du prisonnier à la vie sociale. La perpétuité constitue une négation flagrante de toute idée de réhabilitation, et, à ce titre, le déni absolu de tout projet de rétablissement d’une juste distance entre le détenu et le reste de la société. Le détenu est coupé du reste du monde, mis à l’écart. Définitivement.

Le Pardon, lui, se situe après la sentence, au-delà de la réhabilitation, au-delà du droit.

Certains ethnologues estiment que le droit est né contre l’idée de vengeance. Mais “Ce qui dans la peine est le plus rationnel, à savoir qu’elle vaut le crime, est en même temps le plus irrationnel : à savoir qu’elle prétend l’effacer” (1). Cette formule résume ce que Paul Ricœur appelle le paradoxe judiciaire, qui réside dans l’idée même d’un droit qu’on se donne de punir, où se rationalise et se mesure un esprit de vengeance, lequel est profondément irrationnel et violent. Le pardon intervient en épilogue. il vient, non pour effacer la faute, sa profondeur et sa blessure, mais pour restituer à son auteur sa place dans la société et sa capacité d’agir paralysée par la sentence.

Ayons l’audacieuse honnêteté de penser qu’il s’en faut toujours de peu que chacun soit celui-ci ou celle-là qui est jugé. On admettra ainsi plus aisément que la règle d’or de tout le système pénitentiaire devrait être : ne jamais écraser, humilier, avilir un coupable. Pour cela il faut sortir de la logique de la rétribution, d’expiation et d’équivalence. Seule une nouvelle logique, une logique absurde, pour parler comme Kierkegaard, s’exprimera dans la loi de surabondance. On est ainsi appelé à passer de la logique d’équivalence à la logique du don.

On y est aidé en admettant le paradoxe du pardon qui est de pouvoir délier l’agent de son acte: “[Chacun] vaut mieux que ses actes.” (2).

Tout cela traduit notre volonté de riposter au pouvoir négatif que le mal oppose à notre désir d’être, bien plus fort, sous-tendue par la dynamique plus forte du bien.

 En dépit de ce qu’il lui a fallu endurer, Ingrid Bétancourt dont nous avons évoqué par ailleurs le calvaire, a pardonné non seulement à ses geôliers, mais aussi à tous ceux qui, sciemment, par négligence ou par lâcheté, l’ont délaissée, voire oubliée.
Comment s’explique ce pardon ? Sur quoi se fonde-t-il ? Le devait-elle ? Non. Le pardon n’est pas un dû, c’est un don. Ce don vient en surabondance de la logique d’équivalence qui préside à la justice. Il n’est pas du même ordre. Le pardon invite à dépasser la justice ordinaire qui cherche à équilibrer les plateaux de la balance chargés de part et d’autre d’offenses et de sentences dites “appropriées”.

Le projet du pardon, c’est de “briser la dette, non l’oubli”. Le projet de briser la dette est incompatible avec l’oubli. On ne brise pas une dette si l’on oublie ce qui la justifiait. Le projet du pardon n’est pas d’oublier. La mémoire délivrée du poids de la dette est alors libérée pour des projets. “Le pardon, écrit P. Ricœur, donne du futur à la mémoire”.
Et la mémoire donne du futur à la réconciliation.

Le pardon n’appartient donc pas à l’ordre juridique. Le pardon, au-delà du droit, vient se situer à la charnière de la réhabilitation et de la réconciliation. Il échappe au droit aussi bien par sa logique que par sa finalité.  D’un point de vue épistémologique il relève d’une économie du don, en vertu de la logique de surabondance qu’il faut bien opposer à la logique d’équivalence présidant à la justice. À cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique mais éthique.

Notons que le pardon n’est pas l’amnistie.  Car l’amnistie, comme oubli institutionnel, est un contraire du pardon qui, lui, requiert la mémoire. L’amnistie invite à faire comme si de rien n’était. L’amnistie c’est l’amnésie. La prétention incroyable d’effacer les faits est une hypocrisie et une action contraire au pardon et à la réconciliation qui, l’un et l’autre, requièrent la mémoire.

Le dernier stade du rétablissement de la relation, c’est la réconciliation. Le verbe “réconcilier”, en grec, signifie la capacité de “se changer à l’égard de quelqu’un”. C’est le sens profane, qu’on rencontre dans l’Evangile de Matthieu (5, 24) : “avant d’aller déposer ton offrande devant l’autel va d’abord te réconcilier avec ton frère". Ce qui signifie “changer d’attitude à l’égard de”. En l’occurrence le frère. La visée de la réconciliation c’est ce “changement d’attitude à l’égard de”.

Le sens profane de la réconciliation ne s’oppose pas au sens religieux, qui prédomine dans le Nouveau Testament. Quand saint Paul parle de réconciliation il désigne l’acte gratuit par lequel Dieu ré-introduit le pécheur repentant dans la grâce, et ceci en vertu du sang versé par le Christ pour le salut des hommes. C’est ce que dit nettement saint Paul dans sa lettre aux Romains, au chapitre 5 (3) : “nous mettons notre orgueil en Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation”. Paul dit clairement que c’est en Jésus-Christ que l’homme a cette aptitude à changer son attitude vis à vis de l’autre homme.

Par cette nouvelle attitude, qu’inaugure la réconciliation dont parle la lettre aux Romains, l’homme vit désormais en paix avec autrui, et l’homme vit désormais en paix avec Dieu (4) : il est changé à l’égard de quelqu’un par ce quelqu’un qui est Dieu. Voilà pourquoi l’entreprise de réconciliation ne peut pas faire l’économie de la grâce.
 

 

Gérard LEROY, le 15 juin 2012

  1. P. Ricœur, Le conflit des interprétations, p; 352
  2. id. p. 642
  3. Rm 5, 11
  4. Rm 5, 1-19