Pour Dominique Leviel, en hommage amical
Le fil conducteur du mouvement est une réactivation à la fragilité humaine. La pensée existentialiste s’est beaucoup portée sur l’incertitude, l’anxiété, la contingence et la mort. Même Jürgen Habermas a déclaré que nous n’avons jamais eu autant de connaissances sur la nécessité d’agir et de vivre dans des conditions d’incertitude. « Nous sommes en terra incognita, nous avançons cahin-caha, dans l’incertitude liée à l’inintelligibilité de notre existence, son sens, sa justification, tout cela rattaché à notre finitude ».
L’ensemble des travaux existentialistes a émergé lors de la première moitié du XXe siècle, dans une Allemagne et une France déchirées par les conflits, où l’incertitude imprégnait toutes les dimensions de la société. Ses principaux partisans étaient Beauvoir et Sartre, Heidegger, Karl Jaspers et le théologien protestant Karl Barth, qui avaient en commun de rejeter tous les dogmes politiques et religieux, et mettaient l’accent sur la finitude et l’absurdité de l’existence humaine. Notre vulnérabilité liée à l'absence de fondement ne deviendrait-elle pas elle-même un fondement de l'existence humaine ?
Les existentialistes définissent l’anxiété comme notre « vertige de liberté » (selon les mots de Kierkegaard), l’effet vertigineux de la contemplation de l’infini ou des réflexions sur les épidémies et les pestes. Il y aurait une relation entre les crises politiques et les crises de sens humain.
Hannah Arendt a pris part à ce dialogue. Elle a captivé le monde avec sa propre version de l’existentialisme politique. Elle a choisi deux paires de personnages contrastés : Heidegger et Jaspers dans son premier essai et Sartre et Camus dans son deuxième.
Selon Arendt, la pensée de Heidegger est à la fois une affirmation de l’absence de fondement de l’existence humaine – un monde qui nous laisse sans aucune certitude sur Dieu ou sur la vérité – et une tentative d’y échapper. Heidegger affirme que l’expérience humaine fondamentale est l’aliénation, comme anxiété et peur omniprésente de la mort.
Pour Arendt, la détermination de Heidegger est symptomatique d’une sensibilité à l’incertitude inversée. Une vision convaincante de l’existence humaine qui incarnait l’art de penser contre le faux confort de l’au-delà s’est progressivement absorbé dans un mysticisme écrasant —lui-même une sorte de distraction— qui accorde une certitude irrationnelle au-delà de tout bavardage et de toute réflexion. Ainsi, alors que la technologie et la science modernes « ne pensent pas », croyait Heidegger, notre environnement naturel nous enseigne comment laisser être l’être et les êtres. Arendt, dans son rapport controversé Eichmann à Jérusalem (1963) semble faire écho à Heidegger en comparant la méchanceté de l’officier SS nazi Otto Adolf Eichmann à l’inconscience des bactéries.